À la fin du xviiie siècle, le médicament, souvent confondu avec l’aliment, est conçu comme une substance capable de rétablir la santé ou de guérir. Il repose encore largement sur des remèdes simples ou composés à base d’espèces animales, minérales ou végétales. Dans les pharmacopées, les substances indigènes voisinent avec des produits exotiques qui, depuis le xvie siècle, ont pénétré le marché européen à l’image de l’opium, de la salsepareille, du chocolat ou du quinquina. Au cours du xixe siècle, le médicament et le rapport au médicament se transforment profondément.
Le médicament : régulation, contrôle et remèdes alternatifs
Face à des épidémies qui déciment les populations européennes (variole, choléra, tuberculose, syphilis), l’impuissance de la médecine stimule la demande de remèdes miracles. Au xixe siècle, les États commencent à réglementer les nombreux médicaments en circulation. Des pharmacopées nationales sont ainsi éditées, dressant la liste des produits autorisés et codifiant les formules (Russie, 1803 ; Danemark, 1805 ; Pays-Bas, 1805 ; France, 1818 ; Autriche, 1820 ; Bavière, 1822 ; Belgique, 1823). L’un des enjeux est de contrôler les falsifications qui sont monnaie courantes, afin notamment de protéger les consommateurs. La quintessence antipsorique, médicament spécifique mis au point en 1795 par un certain Mettemberg pour lutter contre l’épidémie de gale qui frappe les armées révolutionnaires, illustre bien ces dynamiques. Ce produit obtient des autorisations de commercialisation en Espagne (1809), en Prusse (1814), dans certains royaumes d’Allemagne mais également en Angleterre (1825), autorisations que le fabricant met en avant dans ses publicités comme argument de vente. La diffusion des médicaments et leur succès auprès du public s’appuient également sur de nouvelles théories médicales. Entre 1801 et 1804, Samuel Hahnemann propose à des malades des dilutions. Le procédé consiste à diluer une dose de substance active dans un volume d’eau 10 ou 100 fois supérieur. En 1810, il couche ses réflexions dans un ouvrage qui donne naissance à l’homéopathie. Dans la première moitié du xixe siècle, le mouvement se diffuse en Europe méridionale (Italie, Espagne) avant de gagner la France puis le Royaume-Uni.
Malgré l’effort de codification, certains médicaments vendus sous le même nom dans différents pays présentent en réalité des compositions différentes. Afin d’avancer vers une forme de standardisation des formules, le pharmacien français Antoine Jourdan rédige une pharmacie universelle publiée en 1840.
Essor de la chimie et dynamique industrielle
Les chimistes européens participent activement à la circulation et à la transformation des médicaments au xixe siècle, à l’image du morphium présenté par Friedrich Serturner en 1817 dans la revue allemande Gilbert’s Annalen der Physik, et rebaptisé la même année morphine en France par Gay-Lussac. La trajectoire du quinquina est également éclairante. Utilisée au Pérou au xvie siècle pour guérir les fièvres, l’écorce pénètre en Espagne par le biais des Jésuites qui en font une infusion (eau des Jésuites) avant qu’un pharmacien anglais, Robert Talbor, n’imagine, au xviie siècle, un remède longtemps tenu secret, l’agua de Inglaterra, qui connaît un véritable succès dans toutes les cours européennes. Les pharmaciens français Pelletier et Caventou parviennent, en 1820, à en isoler les principes actifs (cincochine et quinine). Dès lors, le succès de la quinine dans la lutte contre la malaria incite les institutions savantes, comme les jardins botaniques royaux de Kew à Londres, à collecter des plants en Amérique du Sud. Les Néerlandais acquièrent des plants auprès d’Anglais en 1865 et les acclimatent à Java pour revendre le quinquina en Europe en plus grande quantité via les places d’Anvers, d’Amsterdam ou de Londres.
L’approvisionnement du marché européen en médicament est assuré par des entreprises de droguerie, qui jouent un rôle d’intermédiaire entre zones de production et consommateurs : Allen and Hanbury en Grande Bretagne, Boerhinger und Söhne en Allemagne, Menier ou la Pharmacie centrale de France, Carlo Erba en Italie. Ces entreprises se mettent progressivement à fabriquer leurs propres médicaments qu’elles cherchent à diffuser par le biais de catalogues commerciaux ou en participant à des expositions. Les pharmaciens d’officine jouent aussi un rôle dans l’industrialisation du médicament, à l’image d’Heinrich Emmanuel Merck (1794-1855), pharmacien à Darmstadt, qui se lance dans la fabrication des alcaloïdes à grande échelle en 1827. Dès les années 1850, des filiales sont créées à l’étranger. Grâce à la mécanisation et à la standardisation des procédés de fabrication, ces sociétés diffusent leurs produits sur tout le continent.
La multiplication des spécialités
Dans les années 1880, les progrès accomplis dans le domaine de la microbiologie et de la chimie thérapeutique stimulent l’innovation pharmaceutique (hypnotiques, anesthésiques, analgésiques). Les fabricants déclinent les nouvelles substances sous différentes formes (pilule, eau, tonique, dragées, vins). Bien qu’interdites à la vente en France, ces spécialités, médicaments préparés à l’avance et prêts à être vendus, n’ont de cesse de se développer. Angelo Mariani est un bon exemple de ces pharmaciens fabricants de spécialités. En 1871, il imagine un vin à base de coca, le vin Mariani, qui inspire probablement John Pemberton pour son coca cola (1886). Pour diffuser son vin, Mariani recourt massivement à la publicité et aux témoignages de célébrités. Toutefois, les promesses de remèdes miraculeux peuvent tourner au fiasco. En 1890, Robert Koch annonce qu’il a mis au point un remède contre la tuberculose, mais la tuberculine n’aura jamais l’effet escompté. Pire, elle génère de nouvelles affections chez les malades.
Parallèlement, un marché mondial du médicament se développe. En 1900, les pharmaciens français exportent pour 15 millions de francs de spécialités en Europe et en Amérique latine. Cette expansion se nourrit d’innovations. En 1897, Hoffmann, chimiste de la firme allemande Bayer, décrit la synthèse de l’acide acétylsalicylique. L’entreprise brevète le procédé industriel et dépose la marque Aspirin. En 1919, l’Allemagne doit céder les droits d’usage du produit qui entre très vite dans les pharmacopées.
De nouvelles formes galéniques apparaissent (capsules, tablettes) parmi lesquelles le comprimé. Fruit d’un nouveau procédé de fabrication (machine à comprimer), il se diffuse aux États-Unis et en Europe. Perçu comme une invention allemande (1872) susceptible de concurrencer le cachet « inventé » à la même date par le pharmacien français Stanislas Limousin, le comprimé finit par se diffuser en France à la faveur de son adoption par l’armée et le public, séduit par son côté pratique et l’image d’un produit industriel pur et standardisé. Comme l’écrit Anne Rasmussen, « le succès du médicament inaugure un nouveau type de rapport à la santé » dans lequel jouent de multiples logiques (industrielle, commerciale, sanitaire) et interviennent de nombreux acteurs (États, institutions, citoyens, praticiens, entreprises). L’émergence de nouveaux médias comme la publicité ou la presse amplifie par ailleurs l’impression d’un produit en constant renouvellement.