Le temps de travail industriel au xixe siècle, une évolution chaotique

L’exigence de ponctualité est bien antérieure au règne de l’usine. Elle se généralise toutefois au XIXe siècle. C'est pourquoi l’horloge se trouve fréquemment placée au-dessus du portail d'entrée : les ouvriers qui franchissent le seuil de l’usine ont le sentiment de passer symboliquement sous les fourches caudines d’un patron maître du temps. Il arrive d’ailleurs que les montres individuelles soient interdites à l’intérieur des bâtiments. Source : Coll. particulière.
L’exigence de ponctualité est bien antérieure au règne de l’usine. Elle se généralise toutefois au XIXe siècle. C'est pourquoi l’horloge se trouve fréquemment placée au-dessus du portail d'entrée : les ouvriers qui franchissent le seuil de l’usine ont le sentiment de passer symboliquement sous les fourches caudines d’un patron maître du temps. Il arrive d’ailleurs que les montres individuelles soient interdites à l’intérieur des bâtiments. Source : Coll. particulière.
Les horaires peuvent être adaptés à la pénibilité des tâches, ici les intempéries. Ils sont décidés par les patrons réunis à l’échelle locale, à « l’heure de la ville » puisqu’il faut attendre 1891 pour voir « l’heure de Paris » s’imposer sur l’ensemble du territoire national. Source : AM Roubaix, 2F 215/107.
Les horaires peuvent être adaptés à la pénibilité des tâches, ici les intempéries. Ils sont décidés par les patrons réunis à l’échelle locale, à « l’heure de la ville » puisqu’il faut attendre 1891 pour voir « l’heure de Paris » s’imposer sur l’ensemble du territoire national. Source : AM Roubaix, 2F 215/107.
Sommaire

Qu’est-ce qu’une journée de travail ?

La thèse de l’allongement de la journée de travail au début du xixe siècle est formulée par Karl Marx qui y voit un processus essentiel à la formation de la plus-value. Bien des contemporains très éloignés de ses propositions insistent eux aussi sur les longues journées d’usine. Cependant, des études récentes nuancent ce point de vue pour le Royaume-Uni dès lors que la « révolution industrielle » n’a pas le caractère brutal et massif qu’on lui a longtemps prêté. Sur le continent, là où un processus analogue s’engage un peu plus tard, la prudence doit également rester de mise. Dans le textile, les industries du feu ou les activités dispersées à domicile, bien des durées quotidiennes de travail (pauses exclues) vont au-delà de 12 heures au cours de la première moitié du xixe siècle. Ce n’est pas là une nouveauté : les journées de travail pouvaient déjà être très longues lors des siècles précédents dans les manufactures ou à la campagne. Ce n’est pas non plus une règle systématique : il y a des milieux de vie et des secteurs d’activité où l’on travaille moins. Si l’exploitation des populations ouvrières frappe alors davantage les esprits, c’est probablement parce que les effectifs en jeu dans l’industrie concentrée et mécanisée sont plus importants et que femmes et enfants passent alors d’un travail auparavant largement invisible à une exploitation qu’il est difficile d’ignorer.

C’est d’ailleurs pour « protéger » les enfants, puis les femmes, que des mesures limitant la durée de la journée de travail ont été prises dans un certain nombre de pays du continent (à l’exception notable de la Belgique et des pays méditerranéens). Ainsi, au Royaume-Uni, le premier Factory Act, à l’impact relatif, fait figure de modèle, dès 1833, pour les autres pays réformateurs. En France, bien plus que la loi de 1841 censée protéger les enfants mais inappliquée, c’est le décret du 9 septembre 1848 fixant la limite de la durée de travail à 12 heures dans les « industries » qui importe puisqu’elle devient un horizon pour tous les travailleurs. Mais que valent toutes ces législations qui se répondent les unes les autres entre pays européens et qui entendent réguler les durées du travail ? On leur a trop souvent accordé du crédit, comme si toute loi était suivie d’effets. Or tel n’est pas le cas : non seulement une partie des employeurs les contournent, mais les exceptions légales sont légion. Par ailleurs, d’amples secteurs sont totalement ignorés par les lois, notamment ceux qui relèvent du travail à la campagne ou de l’industrie à domicile. La durée quotidienne effective du travail est donc difficile à évaluer, d’autant que la flexibilité des horaires d’un jour à l’autre reste grande et peut impliquer aussi une partie de la nuit. Notons néanmoins que, au cours de la seconde moitié du siècle, le contraste s’accentue entre le Royaume-Uni, où la journée de 10 heures est un horizon pour beaucoup, et le continent, où 12 heures quotidiennes restent une norme assez largement répandue.

Combien de journées dans l’année ?

Dans cette comptabilité, il faut distinguer le calendrier de l’entreprise, que l’on ne possède que fort rarement, et celui des individus – tâche ardue puisqu’il faut les suivre à la trace.

Dans les usines, la réorganisation de l’année de travail passe, dans tous les pays d’Europe occidentale, par l’étiolement de la pratique du « Saint-Lundi » auquel répond l’affirmation progressive du repos dominical. Mais, globalement, l’année de travail oscille entre 280 à 290 jours par an tout au long du siècle, Royaume-Uni excepté. À raison de 11 à 12 heures par jour, 6 jours par semaine, les travailleurs allemands, belges, français, espagnols, italiens ou suisses continuent, tard dans le siècle, à se voir assignés à une existence tout consacrée, ou presque, au labeur. Dans certaines régions et certains secteurs d’activité, on trouve encore, vers 1870-1880, des ouvriers qui atteignent des maxima compris entre 3 400 et 3 700 heures annuelles, analogues à ceux du début du siècle. Inversement, dans tous les pays d’Europe occidentale, bien des paysans et des ouvriers à domicile, par exemple, ne travaillent que par intermittence, quitte à ne plus compter leurs heures quotidiennes quand la besogne presse. En somme, partout, la complexité est de mise. Outre-Manche, à partir des années 1860, beaucoup d’établissements libèrent leur personnel le samedi en milieu de journée et dessinent ainsi les nouvelles modalités de la « semaine anglaise ». Celle-ci repose sur le troc du lundi contre précisément le samedi. Légalisée en 1874, cette pratique fait l’objet d’une appropriation de la part des ouvriers du continent désireux d’épouser le même rythme de travail.

Au niveau des individus, plutôt que de raisonner sur un hypothétique « ouvrier moyen », mieux vaut saisir l’ampleur des possibles à différents moments en reconstituant des vies au travail. La tâche est presque impossible pour tous ceux qui n’ont pas d’employeur attitré : l’on sait bien que la précarité à laquelle sont alors soumis la grande majorité des travailleurs préindustriels continue de caractériser, au xixe siècle, quantité d’ouvriers pour qui les rythmes de travail sont très irréguliers tout au long de l’année. Seuls les volumes de travail des ouvriers qualifiés, de ceux qui font preuve d’une stabilité relative au sein des établissements, peuvent être appréciés. Mais, là encore, tout est possible : ici, le rythme de travail est le même pour l’ensemble du personnel, les absences rares ; là, la ponctualité et la régularité de la présence des uns côtoient l’imprévisibilité des autres ouvriers.

Articuler de façon empirique la durée et le contenu du travail

Jamais une heure de travail n’est égale à une autre. Dans bien des usines, le cadencement du travail, plus exigeant au fil des progrès de la technique, contraint à des efforts accrus au point que la peine au labeur est parfois bien plus grande à la fin qu’au début du siècle. Laboratoire de la modernité, la filature, par exemple, exige une mobilisation plus intense sinon du corps, du moins de l’esprit. Quels que soient le poste de travail et le mode de paiement (aux pièces ou au temps), l’effort est égal ou peu s’en faut car chacun n’est plus qu’un rouage d’une vaste machinerie. Deux régimes de description de la fatigue sont désormais évoqués : celui du dehors, musculaire, celui du dedans, psychologique. Vers 1880, le mot « surmenage » est ainsi convoqué dans les différentes langues de l’Europe du Nord-Ouest pour désigner ce dernier.

L’intensification du travail peut également concerner, très tôt dans le siècle, des secteurs peu ou pas touchés par la révolution mécanicienne. À la mine, dans le bâtiment, dans les industries du feu, tâcheronnage et marchandage mettent les ouvriers en concurrence tandis que, dans l’industrie dispersée, la diffusion, à partir des années 1870-1880, du petit matériel (les machines à coudre par exemple) fait du sweating system – soit l’exploitation des ouvriers par leurs employeurs dans des petits ateliers insalubres pour des salaires de misère – le pendant harassant de l’usine.

En dépit de la convergence progressive, à partir du milieu du siècle, des préoccupations philanthropiques, des luttes sociales et de la prise de conscience d’une partie des employeurs autour de la « journée utile » – soit le temps quotidien pendant lequel le travailleur est réellement efficace –, il est impossible, avant le tournant des années 1890-1920, de conclure à une baisse significative du temps de travail légal ou effectif. Quand tel est le cas, comme au Royaume-Uni plus particulièrement et dans certains secteurs bien spécifiques à l’échelle européenne, l’intensification des tâches à accomplir annule la diminution horaire. En définitive, tout au long du xixe siècle, les différentes temporalités du travail doivent être saisies dans toute leur complexité.

Citer cet article

Didier Terrier , « Le temps de travail industriel au xixe siècle, une évolution chaotique », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 07/01/22 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21708

Bibliographie

Maitte Corine, Terrier, Didier, « Une question (re)devenue centrale : le temps de travail », Genèses, n° 85, décembre 2011, p. 154-166.

Maitte, Corine, Terrier, Didier, Les rythmes du labeur. Enquête sur le temps de travail en Europe occidentale, xive-xixe siècle, Paris, La Dispute, 2020.

Voth, Hans-Joachim, Time and Work in England, 1750-1830, Oxford, Charandon Press, 2000.

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