Il était naturel que, à l’âge du paupérisme, l’alimentation se trouvât au cœur des premières enquêtes sociales. Villermé classe les ouvriers en fonction de ce qu’ils mangent ; Engels fait des aliments frelatés la marque de l’exploitation sociale ; les enquêteurs de l’école leplaysienne auscultent les garde-manger, pèsent les rations et mesurent l’équilibre des repas. À la fin du siècle, Maurice Halbwachs discute la loi de Engel de 1857, selon laquelle la dépense d’alimentation augmente en valeur absolue avec le revenu mais diminue en proportion totale des dépenses, en introduisant un variant culturel : à revenu égal, l’alimentation des employés est différente de celle des ouvriers. À la même époque, les médecins parlent de santé publique et prescrivent aux classes populaires une alimentation « rationnelle ». L’alimentation, qui a profité des révolutions agricoles et de l’élévation générale des niveaux de vie, reste un marqueur important des différences de condition dans un monde ouvrier hétérogène. Elle continue à susciter commentaires, prescriptions et résistances à la fois dans l’espace public et au travail.
Rationalisation du travail et disciplinarisation des ouvriers
Alors que les enquêtes sociales sont attentives à la médiocrité de l’alimentation, dénoncent les mauvaises habitudes et lancent de grands appels à la réforme, on assiste à un changement radical des rythmes alimentaires largement conditionné par les mutations du travail industriel. Dans l’Europe du début du xixe siècle, où la journée type débute à cinq heures et demie du matin et se termine à huit heures du soir, les pauses alimentaires sont autant de ponctuations bienvenues dans la matinée et l’après-midi et, à une époque où les ouvriers n’habitent pas très loin de leur atelier, ils apprécient de rentrer manger chez eux à midi. À la fin du siècle, l’éloignement des lieux d’habitation et la rationalisation du travail contribuent à réduire sensiblement la pause méridienne, rendant difficile le repas à domicile. Patrons et ingénieurs, soucieux d’encadrer le travail de manière plus rigoureuse, s’efforcent de retenir l’ouvrier à l’usine et l’on observe une circulation des modèles. Ainsi, bien que peu sensibles aux pratiques collectives, les Schneider du Creusot lancent en 1901 une grande enquête sur les économats Krupp. Un peu partout dans l’Europe industrielle, l’ouvrier apporte sa gamelle, on lui aménage des réfectoires et, dans les entreprises les plus avancées en matière d’organisation scientifique du travail, surtout après la Grande Guerre qui a été un moment d’accélération des pratiques de restauration collective, on lui ouvre des cantines de manière à limiter ses allées et venues hors de l’usine. À l’âge de la science, productivité et hygiénisme se conjuguant, elles deviennent des lieux de prescription alimentaire. La diététique s’invite à table et les rations sont mesurées de manière à permettre la régénération optimale d’un corps considéré comme une machine. On assiste à la naissance d’un véritable culte de la viande (de bœuf), présentée comme le carburant idéal, culte qui gagne l’ensemble de la société et imprègne durablement le monde ouvrier.
Alimentation au travail et réforme sociale
De ce fait, l’alimentation dite « rationnelle » au travail devient une composante importante des discours et projets de réforme sociale. Au milieu du xixe siècle la misère matérielle est assimilée à une misère morale nécessitant d’être prise en charge pour désamorcer la violence sociale et politique. La peur sociale n’est pas loin. La réforme leplaysienne, nourrie de catholicisme social, ou la réforme démocrate-chrétienne, plus progressiste, mène une campagne incessante contre l’intempérance et lancent des appels à mieux manger selon la logique du processus de civilisation décrit par Norbert Elias. On est alors très loin des premiers socialistes qui avaient placé, à la manière de Fourier et sa « gastrosophie », la cuisine et le repas en commun au cœur de leurs projets émancipateurs. La fin du siècle semble faire passer la réforme sociale du registre moral au registre scientifique, de la charité à la santé publique. Mais l’alimentation rationnelle a du mal à se départir d’arrière-pensées morales et politiques. Lorsqu’il lance en France en 1904 sa grande enquête ouvrière, le docteur Landouzy cherche avant tout à faire reculer le fléau de la tuberculose. Il attribue la contagion aux mauvaises conditions de vie et en particulier aux pratiques alimentaires malsaines des milieux populaires. Selon lui, une bonne éducation permettrait à chacun de se prendre en main. C’est pourquoi il participe à la création de la Société scientifique d’hygiène alimentaire et de l’alimentation rationnelle de l’homme, ce qui conduit les frères Bonneff à dénoncer son individualisme conservateur dans La vie tragique des travailleurs (1908). Inversant le régime de causalité, ils expliquent que la malnutrition est moins importante que la sous-nutrition et que la responsabilité n’est pas individuelle, mais structurelle. Le débat est puissamment idéologique.
Résister : alternatives et culture ouvrières
Face aux évolutions de la société et à la pression du monde du travail, les ouvriers développent des pratiques de résistance plus ou moins à bas bruit. Ils vivent la cantine comme un lieu de domination patronale et cherchent à s’en abstraire le plus souvent possible, continuant à fréquenter la crémerie ou le restaurant à prix fixe le plus proche. On peut, entre soi, y manger l’« ordinaire » – un morceau de bœuf bouilli, des légumes, du pain, un dessert et du vin –, qui devient en France le menu ouvrier par excellence et qui, paradoxalement, est le signe d’une acculturation réussie puisque les pratiques hors foyer contribuent, autant que la cantine, à façonner un nouveau modèle alimentaire. Mais les pratiques sont assez diverses. Dans son travail sur l’Alimentation populaire dans la seconde moitié du xixe siècle, l’historienne Anne Lhuissier propose un schéma qui peut largement être étendu à toute la période. Elle distingue trois grands types de consommation qu’elle nomme modèles de la prodigalité, du surinvestissement au travail et de la frugalité. Alors que les prodigues font le choix d’un certain bien-être en dépensant beaucoup pour leur alimentation, les surinvestis consacrent peu de temps à la préparation de leurs repas et consomment à l’extérieur, ce qui est un signe de distinction, alors que les frugaux sont animés par un esprit d’épargne qui témoigne de leur espoir d’ascension sociale. Il existerait donc une certaine liberté de l’acteur au-delà des habitus de classe.
Ces comportements individuels s’inscrivent cependant dans une résistance plus organisée. La mise en place de coopératives de consommation ou de restaurants coopératifs gérés par les ouvriers eux-mêmes ou par des organisations ouvrières en témoigne. La coopération, issue du mouvement associationniste du milieu du xixe siècle, a pu être encouragée par des réformateurs sociaux animés par des intentions diverses : lutte contre l’intempérance ou l’endettement, souci d’éducation alimentaire, volonté d’apprentissage de la gestion. L’exemple du restaurant sociétaire de Grenoble (1851-1911), qui a conjugué influence fouriériste et patronage des élites locales, est là pour en témoigner. Mais on voit émerger à la fin du xixe siècle, dans le sillage de la société des équitables pionniers de Rochdale, à Manchester (1844), tout un mouvement autonome ou affilié aux syndicats et aux partis socialistes, comme le Vooruit de Gand qui a servi de modèle à l’Europe entière (1891), cherchant à faire de la coopérative non seulement un lieu d’alimentation bon marché, mais aussi un lieu de sociabilité, d’éducation populaire et de formation politique.