Au cours du xixe siècle, les pouvoirs publics en Europe ont cherché à réguler les conséquences de l’industrialisation : urbanisation rapide, misère des ménages ouvriers, problèmes d’hygiène publique et de sécurité. Question sociale et question ouvrière sont les moteurs d’une transformation du rôle de l’État, chargé de favoriser un minimum de bien-être économique, de réduire les tensions sociales et de promouvoir une « citoyenneté sociale » grâce à une législation et au développement de services. Ce type d’État a été qualifié selon les nations et les langues, de Welfare State en anglais, d’État-providence en français ou de Sozialstaat en allemand. Cette mission régulatrice a été interprétée soit comme le complément indispensable du capitalisme ou comme une conquête du mouvement ouvrier.

Page extraite du livre édité par Joan Simeon Clarke, Beveridge on Beveridge : recent speeches of Sir William Beveridge, Social Security League, Londres, 1944.
Page extraite du livre édité par Joan Simeon Clarke, Beveridge on Beveridge : recent speeches of Sir William Beveridge, Social Security League, Londres, 1944. Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

Avec l’industrialisation apparaissent, à des périodes et des rythmes différents selon les nations, des systèmes institutionnels complexes ayant pour vocation de protéger les individus, travailleurs ou citoyens, et leur famille, contre un certain nombre de « risques » de l’existence. C’est le cas en particulier des conséquences de la perte de revenu en cas de maladie, d’accident du travail, de chômage ou de vieillesse. Au cours du xixe siècle, deux principaux modèles de traitement de la question sociale peuvent être distingués, l’un privé (les philanthropies), l’autre public (le socialisme municipal), qui se sont souvent articulés sans se substituer l’un à l’autre, avec des équilibres variés à l’échelle européenne.

Deux matrices historiques : bismarkienne et beveridgienne

Pour saisir la variété des dispositifs de protection sociale en Europe, il est classique de distinguer le système imposé en Allemagne par le chancelier Otto von Bismarck (1815-1898) à la fin du xixe siècle et celui mis en œuvre au Royaume-Uni au sortir de la Seconde Guerre mondiale, suite au rapport remis par l’économiste William Henry Beveridge (1879-1963) au gouvernement britannique. Non seulement ces deux dispositifs sont apparus à des périodes et dans des contextes économiques et politiques différents, mais ils tentent de répondre à deux questions distinctes. Les lois sociales adoptées en Allemagne se présentent comme une réponse à la « question ouvrière » et aux risques associés à une industrialisation tardive, mais très rapide. Le modèle proposé par Beveridge est non seulement un projet visant à faire le passage d’une économie de guerre à une économie du bien-être, mais s’inscrit aussi dans la longue tradition initiée en Angleterre dès le début du xviie siècle (premières lois des pauvres – Poor Laws) pour tenter de résoudre la « question de la pauvreté ».

Les lois adoptées en Allemagne entre 1883 et 1889, concernant l’assurance maladie, les accidents du travail et les pensions de retraite, ont certaines spécificités. Premièrement, ces mesures sont adoptées dans un contexte marqué par les tensions sociales et les risques d’insurrection provoqués par la crise des années 1870 et le développement de l’Internationale socialiste. L’objectif du chancelier Bismarck est de couper l’herbe sous le pied du mouvement ouvrier en adoptant presque en même temps, d’une part (en 1878), des mesures répressives visant à éliminer la propagande socialiste et, d’autre part, des lois sociales dont l’objectif est de commencer à répondre à un certain nombre d’aléas de l’existence des familles ouvrières, en imposant aux salariés à bas revenu de s’assurer contre ces risques que sont la maladie, l’accident du travail et la vieillesse. Deuxièmement, la logique assurantielle permet de couvrir les coûts des prestations sociales en imposant un principe de cotisations, diversement réparties entre patronat et ouvriers. Enfin, le principe d’auto-administration des caisses par les financeurs, représentants des employeurs et des ouvriers (paritarisme), permet le développement d’un syndicalisme réformiste, associé à la gestion du système. Ce dispositif constitue un des fondements du modèle corporatiste allemand. Fondé sur la négociation collective par branches professionnelles, il est suivi en Autriche et Hongrie, en Scandinavie dans les années 1910, mais aussi au Royaume-Uni entre 1906 et 1911, où l’on ajoute l’assurance chômage. La France suit également ce chemin assurantiel avec les législations de 1898 sur les accidents du travail, la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes et les lois sur les assurances sociales de 1929-1930.

C’est dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale que l’économiste Beveridge est chargé par le gouvernement de Churchill de réfléchir aux conséquences de la crise des années 1930 et de la guerre sur le système de protection sociale. Beveridge remet en 1942 un rapport (Social Insurance and Allied Services), dans lequel il propose une profonde réforme du système adopté jusque-là. Sa logique est d’éliminer l’indigence par un effort social de la nation, une « sécurité sociale » fondée sur la citoyenneté. Sans remettre en cause la dimension assurantielle, il suggère de développer un socle « universel », permettant à tout citoyen, quelle que soit sa position sur le marché du travail, d’accéder à un minimum de prestations sociales (« uniformité »), en ayant recours à un autre type de financement : l’impôt, avec l’instauration d’une gestion par l’État et un service public de sécurité sociale (« unicité »). Le meilleur exemple est fourni par le Service national de santé (National Health Service). Mis en œuvre par le gouvernement travailliste entre 1944 et 1946, il permet à tout citoyen d’accéder à un panier de soins public et gratuit. Les pays scandinaves, le Canada, les États-Unis et la France s’en inspirent. En effet, Pierre Laroque est à Londres à la fin de la guerre aux côtés du général de Gaulle, chargé de proposer un plan pour instaurer une « sécurité sociale » en France (ordonnances de 1945). Les nombreuses oppositions corporatistes viennent à bout du modèle unifié préconisé par Laroque, ce qui fait dire couramment que le système français est un système hybride entre Bismarck et Beveridge.

Des régimes de Welfare State en profonde transformation

Longtemps centrées sur les aspects macroéconomiques et financiers – notamment le problème de la soutenabilité des dépenses de protection sociale dans un contexte de globalisation de l’économie et d’évolution des marchés du travail –, les discussions sur les systèmes de protection sociale ont évolué au cours des dernières décennies. Parallèlement au processus de construction européenne, avec notamment l’hypothèse d’un socle commun pour une Europe sociale, la comparaison des systèmes nationaux a conduit à l’identification de types ou régimes de Welfare State, avec des controverses académiques sur la nature des variables à prendre en compte ou sur le nombre de ces régimes typiques. C’est dans le cadre de cette discussion qu’a été mis en lumière le rôle de variables jusque-là relativement négligées, comme la question de la division entre les sexes du travail domestique et de care, le rôle protecteur des liens familiaux et les enjeux d’égalité qu’ils soulèvent.

Les débats portent principalement sur le changement et les réformes de ces différents régimes et posent la question de leur éventuelle convergence mais aussi du risque de leur démantèlement. Un accord se dessine sur les deux principaux déclencheurs des réformes, à savoir, d’une part, les crises économiques (depuis celle du milieu des années 1970 à celle des années 2010), sans oublier la crise sanitaire commencée en 2020 et, d’autre part, les changements sociodémographiques. Ceux-ci sont multiples : vieillissement de la population, transformation et fragilisation des structures familiales, accès des femmes au marché du travail. Les circulations de travailleurs et travailleuses à l’intérieur de l’Europe ou en provenance de l’extérieur suscitent également des débats et études relatifs aux coûts et bénéfices pour la protection sociale.

Avec l’entrée dans le xxie siècle, l’enjeu semble de dessiner l’avenir de ces systèmes. En rappelant, dans « l’esprit de Philadelphie », la nature des choix politiques forts et des montages institutionnels et juridiques internationaux qui ont été faits immédiatement après la Seconde Guerre mondiale lors de la première Déclaration internationale des droits à vocation universelle, Alain Supiot (2010) critique la tendance dominante aujourd’hui consistant à considérer comme inéluctables les réformes néolibérales. Il dessine un autre chemin qui suppose des choix politiques majeurs. La volonté de défendre la protection sociale, de la préserver, conduit de plus en plus de chercheurs à se demander comment renouveler ou refonder les systèmes de protection sociale aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale.

Citer cet article

Claude Martin , « États-providence européens », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 11/02/22 , consulté le 04/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21751

Bibliographie

Esping-Andersen, Gosta, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Cambridge, Polity Press, 1990.

Gazier, Bernard, Palier, Bruno, Périvier, Hélène, Refonder le système de protection sociale. Pour une nouvelle génération de droits sociaux, Paris, Presses de SciencesPo, 2014.

Supiot, Alain, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010.

Kott, Sandrine, Sozialstaat und Gesellschaft. Das deutsche Kaiserreich in Europa. Kritische Studien, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2014.

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