Comment définir les activités proto-industrielles ?
Loin d’être uniquement des agriculteurs, de très nombreux campagnards avaient sous l’Ancien Régime une activité que l’on peut qualifier d’industrielle. Elle pouvait concerner aussi bien les diverses formes de la fabrication textile que la métallurgie ou le travail dans des carrières. Mise en valeur depuis longtemps par les historiens, tel Henri Sée, elle a été dans les années 1970 l’objet d’une importante attention à la suite de la parution en 1972 de l’article de Franklin Mendels : « Proto-industrialization : the first phase of the industrialization process ». Mendels avançait que les historiens avaient très fortement sous-estimé l’ampleur des industries rurales alors même que « de nombreuses régions d’Europe [étaient] devenues de plus en plus industrialisées en ce sens qu’une proportion croissante de leur force de travail [était] consacrée à l’industrie ». Il avait parlé de proto-industrialisation parce que, selon lui, c’est la présence de ces industries rurales qui avait permis à ces régions de devenir, par la suite, des ensembles industriels.
Il en résulta d’importants débats qui concernèrent également d’autres éléments que Mendels avait mis en valeur tel le lien avec la naissance d’un commerce d’exportation, notamment outre-mer. Il serait peu utile de les développer. Retenons simplement que son idée maîtresse est abandonnée : les nouvelles activités industrielles sont apparues en l’absence même d’une proto-industrialisation antérieure ; à l’inverse, de nombreuses régions proto-industrielles ne se sont pas tournées vers les formes nouvelles de l’industrie tels, par exemple, le Kent ou le Norfolk en Angleterre et la Bretagne en France. Néanmoins, malgré les critiques que l’on a opposées aux idées de Mendels, le terme de proto-industrialisation est toujours utilisé car, comme l’a souligné Pierre Jeannin, il a largement conquis droit de cité dans le vocabulaire de l’histoire économique. Il désigne de vastes zones rurales où les artisans tiennent une très grande place, au point d’être parfois majoritaires ; loin de correspondre à des besoins locaux, leur production est destinée à la vente à l’extérieur, parfois pour des marchés très lointains. Dans certains cas, la qualité de leur production et le coût généralement peu élevé de la main-d’œuvre qu’ils constituent, leur permettent de trouver d’importants débouchés. C’est donc bien une industrie pratiquée par des artisans ruraux, ce qui explique le choix de l’expression proto-industrie qui, dans l’idée de Mendels, annonçait aussi la venue d’activités industrielles au xixe siècle.
Les formes de l’activité proto-industrielle étant essentiellement de nature artisanale, il faut la différencier de l’artisanat rural que l’on trouve dans chaque paroisse, par exemple les forgerons, charrons ou autres charpentiers, ou même les travailleurs textiles travaillant pour la clientèle locale. Ainsi, lorsque l’inspecteur des manufactures de la généralité d’Auch, Lauvergnas visite celle-ci en 1784, il dénombre 4 sergeurs (producteur d’un tissu grossier appelé la serge) et 122 tisserands dans la subdélégation d’Auvillar, 256 ouvriers en laine et 30 en lin dans celle de Lombez, mais on ne saurait parler de proto-industrialisation leur production étant essentiellement destinée aux clients proches qui d’ailleurs leur ont fourni le plus souvent la matière à transformer.
Le même constat peut être fait pour la tonnellerie : ceux qui exercent ce métier sont très nombreux dans les régions de vignobles et dans les villes de celles-ci mais leur travail reste enserré dans un cadre purement artisanal, commandé par les besoins locaux qui peuvent être très importants, notamment lorsqu’il s’agit de fournir les grands ports en barils et barriques indispensables pour transporter la plupart des marchandises.
Il en va de même pour les productions montagnardes de morte saison tels ces sabotiers pyrénéens des Baronnies, situées au-dessus de Bagnères-de-Bigorre et de Lannemezan, dont les ventes dépassent certes le cadre purement local mais sans atteindre des niveaux élevés. On y rencontre des traits communs avec les régions proto-industrielles, notamment l’utilisation d’une main-d’œuvre disponible bon marché, mais il n’y a aucune organisation d’ensemble de la production et des ventes, ni l’essentiel noyau marchand – dont de nombreux marchands-fabricants – qui assurent le débouché des productions. En effet, la proto-industrialisation implique une production destinée à un marché large qui est au moins partiellement lointain et qui peut largement, voire totalement, se situer outre-mer.
Finalement, nous pouvons parler de région proto-industrielle lorsque l’activité de transformation concerne des centaines, voire des milliers de ruraux de tous sexes et âges dont les produits fabriqués sont vendus hors de la région considérée, souvent pour une clientèle très éloignée ce qui, en soi, ne les distingue pas d’un ensemble comme la soierie lyonnaise mais dans le cas des régions proto-industrielles cette production correspond à l’activité d’une région rurale et des villes de taille très variable que l’on y trouve. Il s’agit d’une activité principale qui peut concerner toute la famille, même si le lien avec le travail agricole n’est nullement rompu, ces ruraux ayant une activité paysanne secondaire et s’arrêtant le temps de la moisson, souvent aussi durant celui des labours. La plupart du temps, ce sont de petits paysans qui constituent le gros des travailleurs proto-industriels et certains historiens ont lié leur présence à celle d’une nombreuse population d’agriculteurs sans terres, mais pas de manière systématique. Par exemple, ce n’est pas le cas en pays de Caux : G. L. Gullickson a souligné qu’elle coexiste avec d’importants domaines paysans qui ne peuvent offrir aux habitants de leur village qu’un emploi saisonnier. Au demeurant, le terme de région ne s’applique pas forcément à un ensemble homogène : à partir des travaux de Jean Tanguy, Jacques Bottin a montré que la production toilière bretonne se dispersait entre « plusieurs bassins de production localisés autour d’une ville de dimension modeste ou d’un port ».
Si ces proto-industries connaissent un fort développement au xviiie siècle, elles n’en sont pas moins fort anciennes : Pierre Desportes a montré que dès les xiiie et xive siècles les marchands de Reims vendent au loin des filés de lin ou de laine et des toiles produits dans les campagnes qui entourent leur ville.
On peut distinguer deux grandes formes d’organisation. L’une reste un système purement artisanal : c’est le Kaufsystem dans lequel les producteurs ruraux travaillent et vendent de façon autonome, notamment lorsque leur production industrielle repose sur des matières premières locales ou régionales. Le second cas est le Verlagssystem (ou putting-out system) dans lequel les marchands achètent la matière première, la distribuent aux artisans ruraux et collectent la production pour la vendre sur les marchés extérieurs. Bien entendu, chacun de ces systèmes peut comporter des nuances et des situations intermédiaires : ainsi, même dans les régions dominées par les marchands fabricants, des producteurs indépendants réussissent à se procurer de la matière première et à en assurer la vente sur les halles ou marchés urbains.
Les trois types de développement de régions proto-industrielles
On peut distinguer trois modèles d’évolution ayant débouché sur la création et le développement de régions proto-industrielles.
Le plus connu et le plus étudié, en particulier pour les industries textiles, c’est le transport dans le plat pays d’une fabrication urbaine parce que la main-d’œuvre y est abondante, disponible et meilleur marché. Cela ne présente aucune difficulté, le travail textile urbain restant organisé avant le développement, à partir de la fin du xviiie siècle, des grandes manufactures, en ateliers de petite structure, souvent même familiaux, chaque artisan confondant son habitat et son lieu de travail, quitte à y inclure deux ou trois ouvriers ou apprentis. Ainsi, à Beauvais en 1656 sur 186 maîtres sergers faisant battre, 59 n’ont qu’un métier, 51 seulement deux et un peu plus de 6 % seulement ont plus de cinq métiers. Le recours à des ateliers ruraux n’exigeait donc nullement des changements de structure. Il existait certes déjà des ateliers ruraux mais ils se sont multipliés aux xviie-xviiie siècles les manufactures picarde et beauvaisine montrant le passage d’une activité surtout urbaine à une activité beaucoup plus importante et très majoritairement rurale. Ainsi, au début du xviiie siècle il y a 500 métiers à tisser à Beauvais mais 5.500 dans les campagnes alentour. Parfois cependant la réinstallation en campagne a d’autres causes : au xviiie siècle, les couteliers de Langres quittent la ville car il leur faut des eaux claires et abondantes. En effet, la lame des couteaux est fabriquée à partir d’un acier porté à une température très élevée (900°); on la plonge ensuite (c’est le trempage) dans un bain d’huile ou d’eau. Ce refroidissement très rapide permet de durcir la lame (ill. 1).
Un deuxième type, très proche du premier, s’est développé à l’initiative de marchands et marchands-fabricants urbains qui ont créé de toutes pièces une activité qui n’existait pas. L’expansion de la manufacture de coton rouennaise en constitue un excellent exemple analysé par Serge Chassagne. Le passage de la chemise de lin à celle de coton, du bas de laine à celui de coton et la multiplication des rideaux ont engendré une demande de plus en plus forte, le processus se mettant aussi en place, à la fin du xviie siècle, parce que les négociants de Rouen se trouvèrent avec des balles de coton qu’ils n’arrivaient pas à vendre. Ils les donnèrent donc à filer aux campagnards, notamment du pays de Caux, qui avaient une tradition ancienne de filature et un sous-emploi au moins saisonnier ; c’est pourquoi c’était une main-d’œuvre aussi abondante que bon marché. En 1775, 69 % de la production textile vendue par Rouen est rurale et l’on en est même à 81% pour les siamoises (étoffe de lin ou de coton très communes imitées de celles que l’on fabriquait au Siam) ; la ville produit seulement les toiles tout coton. On trouve le même type de développement en Beaujolais, sous l’impulsion des inspecteurs des manufactures représentant l’État, en Vivarais sous l’impulsion des états provinciaux, en Bugey à l’initiative privée mais avec un vigoureux soutien de l’Etat.
Un troisième type de proto-industrialisation correspond à l’expansion, grâce au dynamisme de marchands urbains, de vieilles fabrications régionales dont les toiles de l’Ouest sont le meilleur exemple, notamment en Bretagne (ill. 2). Elles correspondent aux productions de lin et de chanvre de l’agriculture locale qui souffrait d’un sous-emploi saisonnier. A une date souvent imprécise, elles apparurent sur les marchés d’abord régionaux mais aussi lointains dans la mesure où elles vinrent compléter les cargaisons des navires. Des villes-marchés de l’intérieur de la Bretagne organisaient la production, tandis que plusieurs ports (Nantes, Vannes, Lorient, Morlaix, Saint-Brieuc, Saint-Malo) exportaient les produits. Le succès de cette proto-industrie bretonne fut rapide grâce à leur bon marché et à leur qualité. On peut en rapprocher l’expansion de la métallurgie rurale de Haute-Normandie, activité régionale très ancienne. Dans le Massif Central, le Forez domine la quincaillerie française au xviiie siècle grâce à l’introduction au début de ce siècle d’une innovation : la fabrication du clou d’épingle. Ce sont des pointes de petite dimension, d’un diamètre et d’une longueur comparables à ceux des épingles, mais ayant une tête écrasée comme celle d’un clou. On les utilise pour des travaux délicats, en particulier l’ébénisterie. Jean Vidalenc a montré que l’expansion de leur fabrication avait été très forte dans la première moitié du xviiie siècle puisqu’elle avait été multipliée par quatre. Dans les années 1780, cette métallurgie occupe en Pays d’Ouche (région de la Normandie correspondant au nord-est de l’actuel département de l’Orne), où il n’y a aucune ville notable, 6.000 ouvriers. Les marchands des petites villes de Conches (2000 hab. au moment de la Révolution), L’Aigle (un peu plus de 5.000) et surtout Rugles (qui n’en a qu’un millier) se chargent de l’achat en gros des matières premières et de la vente des produits fabriqués. En dehors des tréfileries (ateliers de fabrication de fil de fer ou d’acier dans lequel s’effectue le tréfilage qui est la réduction de la section d’un fil en métal) qui avaient besoin de la force motrice des ruisseaux, la production était très dispersée car les établis et les enclumes trouvaient sans difficulté une place dans les chaumières aux murs de torchis.
Les forges font-elles partie des activités proto-industrielles ? En réalité, en dehors de quelques grands centres comme Le Creusot, le millier de forges que l’on trouve dans le royaume dans les années 1780 sont installées à la campagne mais elles se situent au-dessus de l’artisanat rural car elles nécessitent l’emploi d’un minimum d’ouvriers spécialisés et demandent un investissement important pour l’achat du matériel, la construction du haut-fourneau et les fournitures en bois. Il en existe de véritables concentrations, par exemple dans la Nièvre ou la Haute-Marne. C’est ce que montre aussi l’exemple du ruisseau de Manaurie, près des Eyzies, étudié par Jean Cubelier de Beynac : sur une dizaine de kilomètres nous avons 7 à 8 forges, 2 moulins à foulon et une vingtaine de moulins à blé ou à foulon ce qui en fait un véritable ruisseau industriel. Notons encore que les forges emploient toutes pour les coupes de bois ou les transports de nombreux paysans qui y consacrent une partie plus ou moins importante de leur temps. Pourtant le terme d’industrie rurale convient mieux pour les définir que celui de proto-industrie : en dehors de rares cas comme le Bassigny (partie de la province de Champagne, située au nord-est de Langres) ou le Perche, elles emploient une population insuffisamment nombreuse pour que l’on puisse parler de région proto-industrielle.
Vivre dans les campagnes proto-industrielles
Les régions proto-industrielles se distinguent à bien des égards des autres campagnes. Elles sont tout d’abord marquées par des activités plus intenses et plus diverses, ce qui vaut surtout pour les pays d’industrie textile où routes et chemins connaissent une animation incessante, particulièrement forte lorsqu’il faut amener la matière première de l’extérieur. Animaux de bat et charrettes le font depuis les villes et les ports : à Amiens et Beauvais, c’est par charrettes entières portant des balles de 100 ou 200 livres poids qu’arrivent les laines d’Espagne, du Soissonnais et du Berry qui sont ensuite redistribuées dans les villages et hameaux du plat pays. En sens contraire, les produits fabriqués sont rassemblés dans les centres urbains. Les déplacements et la mobilité sont d’autant plus grands que chaque foyer ne fournit qu’une production limitée, ce qui oblige un grand nombre de ces artisans ruraux à faire de nombreux déplacements pour aller chercher la matière première et rapporter le produit fabriqué. Il en résulte que les liens avec les villes sont multiples et nombreux, les régions proto-industrielles étant cependant dominées par les marchands-fabricants urbains.
Les densités sont en général nettement plus fortes grâce à la pluriactivité qui caractérise chaque foyer, mais ce n’est pas systématique. En fait, les régions proto-industrielles ne constituent pas forcément un ensemble homogène : autour d’Aumale, à cheval sur la Picardie et la Normandie, « il y a des paroisses qui ignorent totalement le tissage des draps » (C. Maitte et D. Terrier). Dans toute campagne, les enfants participent au travail agricole ; dans les régions proto-industrielles ils le font également pour l’industrie. Il y a d’ailleurs une diversification des tâches, les femmes assurant en général le travail de filature, les hommes le tissage, mais cette fois encore ce n’est pas une règle absolue.
Le niveau de vie est globalement plus élevé dans les régions proto-industrielles, l’aspect le plus intéressant étant qu’au niveau de chaque paroisse les caprices de la météo qui génèrent souvent des désastres, n’entraînent pas inévitablement une profonde misère. Néanmoins, comme l’a mis en valeur Pierre Goubert à propos des campagnes du Beauvaisis, les crises y sont aussi redoutables que dans les campagnes qui ne s’adonnent pas à la proto-industrie. Elles peuvent provenir du recul ou même de la fermeture de débouchés : ainsi, sous Louis XVI la fermeture des marchés espagnols et ibéro-américains affecte fortement le textile béarnais. Les mauvaises récoltes peuvent également déboucher sur un désastre comme ce fut le cas en 1693-1694 et en 1709-1710 en Beauvaisis-Picardie : la catastrophe démographique entraîna une double crise économique avec chute de la production et la fermeture des marchés par absence d’acheteurs, ce qui entraîna la misère dans les campagnes régionales, autant que dans les centres urbains.