Des soulèvements violents contre les machines ont lieu de façon récurrente au début de l’industrialisation de l’Europe, suscitant des interprétations diverses et contradictoires. En Angleterre, des ouvriers dénoncent au xviiie siècle les nouvelles mécaniques auxquelles sera identifiée la « révolution industrielle », ils pétitionnent pour exiger leur interdiction, défilent pour dénoncer leurs effets, et se soulèvent parfois jusqu’à les détruire. Ces protestations atteignent une ampleur exceptionnelle lors des célèbres émeutes du luddisme en 1811 et 1812, qui tirent leur nom d’un personnage mythique, Ned Ludd, qui aurait brisé le métier de son maître. Ces émeutes dispersées au cours desquelles des ouvriers du textile attaquent des usines et détruisent des machines ont été abondamment étudiées depuis l’étude fondatrice d’E. P. Thompson dans les années 1960. Elles acquièrent un écho considérable, y compris sur le continent, jusqu’à faire du mot « luddisme » un terme générique pour décrire l’hostilité à la mécanisation.
Ampleur d’une pratique
Les attaques contre les machines ne concernent ni uniquement l’Angleterre, ni le seul secteur cotonnier. Elles se retrouvent sur le continent européen au fur et à mesure des progrès de la mécanisation qui accroît les rendements et redéfinit les rapports sociaux, en concurrençant l’ancien travail artisanal et en bousculant les modes de vie des ouvriers-paysans. Dans les années 1790, des attroupements de fileuses « croyant voir leur ruine dans [l’]établissement des mécaniques » ont ainsi lieu en France à Rouen, Troyes ou Cholet. Sous la Restauration, des travailleurs de la laine s’ameutent également dans les petits centres lainiers en crise du Languedoc comme Lodève ou Bédarieux. En 1830 et 1848, des imprimeurs-typographes parisiens s’en prennent aux presses mécaniques importées d’Angleterre. En Belgique, des troubles sont recensés en 1830 à Verviers comme à Bruxelles. Dans les décennies qui suivent, d’autres sont mentionnés à Barcelone, en Suisse, comme dans des filatures de Silésie et de Westphalie. Les régions les plus industrialisées de l’Empire des Habsbourg connaissent des désordres dans les années 1840 contre des machines à imprimer les calicots ou des métiers à filer mécaniques. À Prague, des ouvriers typographes profitent également de la révolution de 1848 pour demander l’interdiction des presses mécaniques.
Ces protestations varient du simple rassemblement menaçant, jusqu’à l’incendie des équipements comme à Reims en 1848 où le fabricant modernisateur Croutelle voit ses mécaniques textiles détruites par la foule. Le contexte révolutionnaire est propice car le renversement des pouvoirs en place laisse libre court à des demandes auparavant tues. Mais on trouve aussi ce type de pratique parmi les travailleurs agricoles confrontés aux premiers pas balbutiants des machines, notamment les batteuses qui menacent de priver d’ouvrage les travailleurs pauvres des campagnes ; beaucoup sont incendiées lors des émeutes dites du « Capitaine Swing » en Angleterre autour de 1830.
Même s’il ne faut pas exagérer l’ampleur de ces soulèvements en imaginant une Europe révoltée contre les machines, ces évènements dispersés, qui ne représentent souvent que la face émergée de revendications souterraines, se renouvellent régulièrement. Ils sont le reflet de la lenteur du processus de mécanisation du travail à ses débuts, comme des doutes et interrogations qui accompagnent le machinisme et ses promesses.
Un spectre du monde industriel
Ces évènements ont suscité de vives inquiétudes. Même si les violences ouvrières sont parfois interprétées comme la réaction normale des victimes du nouvel ordre industriel, elles sont de plus en plus souvent dénoncées comme la manifestation d’une supposée résistance des classes populaires au changement. À partir des années 1860, ces bris de machines déclinent en Europe. En effet, les répertoires d’actions protestataires évoluent et l’essor des machines, identifié au « progrès », semble désormais inéluctable.
Par la suite, ces conflits subsistent dans les imaginaires comme un spectre menaçant. Leur évocation resurgit ainsi à chaque période de crise du travail et d’interrogation sur les choix technologiques, à la fin du xixe siècle, comme dans les années 1930, 1970 ou au début du xxie siècle. L’interprétation de ces violences comme le fruit d’une barbarie populaire qui menacerait le « progrès » des forces productives censées émanciper les travailleurs et instaurer une société du temps libre s’installe peu à peu. Des économistes, comme Daniel Bellet en France à la veille de la Première Guerre mondiale, interprètent ces actions comme le produit de l’ignorance et du besoin d’éducation des classes populaires, alors que pour de nombreux socialistes elles sont d’abord la manifestation de l’atomisation et de la faiblesse des classes ouvrières en manque d’organisation. L’historien marxiste Eric Hobsbawm propose une lecture plus compréhensive en notant que ces évènements relèvent parfois d’une « négociation collective par l’émeute » par laquelle les travailleurs attaquent les détenteurs du capital pour obtenir des augmentations de salaire ou réaffirmer leur contrôle sur le travail.
Négocier le changement
Ces violences n’émanent pas que des franges inférieures du monde du travail, et elles s’éclairent au vu du contexte. Elles ont lieu soit dans des secteurs en crise, soit parmi les travailleurs d’élite comme les ouvriers du livre qui disposent de ressources. Ces évènements témoignent surtout de la fragilité de l’industrialisme à ses débuts. Au milieu du xixe siècle, la petite production artisanale et domestique demeure importante et le travail manuel réalisé par des artisans indépendants maîtrisant un processus complexe reste souvent la norme. Confrontés à l’accroissement des essais de mécanisation dans lesquels ils entrevoient une menace, des groupes divers de producteurs, ouvriers comme petits maîtres, dénoncent les effets des machines, jusqu’à se soulever contre elles lorsque la crise est trop grave ou le contexte politique favorable.
Mais la violence n’intervient souvent que lorsque les autres modes d’action ont échoué. Elle n’est pas non plus aveugle puisque seules les machines mises en cause sont détruites, et divers discours et écrits tentent de justifier les plaintes, à l’image de ces maîtres tondeurs de Vienne en Isère qui, en 1819, dénoncent la « construction d’une mécanique plus pernicieuse qu’utile nommée la « grande tondeuse » qui annonce « la suppression générale des bras ». Les traditions, les structures économiques comme les formes d’organisation du travail offrent des ressources variables pour protester. Ainsi, là où les marchands-manufacturiers ont précocement imposé leur contrôle en affaiblissant l’autonomie de la main-d’œuvre, les conflits sont moins nombreux que dans les zones où subsistent des petits producteurs indépendants, propriétaires de leurs outils et travaillant sans s’engager dans une dépendance permanente.
Loin du refus d’un « progrès » abstrait, ces actions reflètent en définitive les négociations autour d’un changement technique qui demeure incertain au début de l’ère industrielle. En effet, les mécaniques ne fonctionnent pas comme l’espéraient leurs promoteurs, elles coûtent cher à entretenir, leur avantage n’a souvent rien d’évident alors qu’elles accentuent les inégalités aux bénéfices de ceux qui détiennent les capitaux. Dans ce contexte, plutôt que des actions réactionnaires, les bris de machines peuvent être lus comme des manifestations du caractère négocié des transformations industrielles, de la persistance des outils anciens et des techniques modelées par un long processus d’adaptation aux contraintes sociales et environnementales. En menaçant de s’ameuter contre certaines machines, les ouvriers ont contribué à modeler l’industrialisation, sa géographie, ses formes et ses trajectoires, alors qu’il existait plusieurs voies possibles en matière de développement industriel.