L’extension des réseaux ferrés en Europe dans les années 1840 entraîne la promulgation des premières lois encadrant le gardiennage des barrières ferroviaires. Pour éviter les accidents, l’actionnement, la surveillance et l’entretien des installations par une présence humaine sont rendus obligatoires et les règles de sécurité sont peu à peu standardisées. L’univers ferroviaire est alors presque exclusivement masculin, y compris le poste de garde-barrière, qui se concilie parfois avec celui de cantonnier, en charge de l’entretien des voies. Les vétérans des armées sont prioritaires pour l’obtention de ces emplois et, lorsque des femmes sont admises dans les entreprises industrielles et ferroviaires, elles sont systématiquement séparées des hommes, que ce soit dans les fonctions qu’elles exercent ou les espaces dans lesquels elles travaillent.
La féminisation d’une occupation subalterne essentielle
À partir de 1867 aux Pays-Bas, puis dans le reste de l’Europe, des femmes sont toutefois admises aux nombreux postes de garde-barrières, car ils sont considérés comme compatibles avec la tenue de la maison, du ménage et la garde des enfants. Les veuves et surtout les épouses de cheminots travaillant sur la voie sont dorénavant prioritaires pour accéder à ces postes. Les compagnies ferroviaires mettent à leur disposition, à proximité immédiate du passage à niveau qu’elles ont en gestion, une maison de garde qu’elles doivent occuper avec leur famille. Cet avantage en nature s’accompagne parfois d’une faible rémunération pour leurs quinze heures de travail par jour en moyenne. Non couvertes par le statut de cheminot mais responsables en cas d’incident, peu ou pas défendues par les syndicats, au mieux sous-payées, elles constituent la strate la plus basse de la hiérarchie des postes dans le secteur du rail. Dans les campagnes, où de nombreux sentiers et routes croisent les voies ferrées, la garde-barrière dotée d’une trompe, d’un chapeau à bord plat et d’un drapeau rouge devient une figure familière. Selon une revue de l’époque, la France en compte plus de 26 000 en 1913.
À l’époque des locomotives à vapeur et de la signalisation humaine puis mécanique, leur travail quotidien est particulièrement éprouvant. Elles actionnent une manivelle, à la force de leurs bras, qui hissent ou baissent les lourdes barrières en bois qui sont peu à peu remplacées par des demi-ventaux en métal, plus légers mais qui exigent le doublement des manœuvres, puis à partir de 1890 par des barrières roulantes, et dans l’entre-deux-guerres par des barrières à bascule (dites « guillotines »). Après le télégraphe qui permet déjà au xixe siècle de communiquer par dépêches le long des voies, le téléphone et l’électrification des infrastructures au xxe siècle changent la nature de la signalisation et de la sécurité ferroviaires, donc de leur travail. L’eau courante et l’électricité alimentent désormais les maisons de garde, qui gagnent en confort. Si le progrès technique a d’abord amélioré les conditions de travail et de vie des garde-barrières, l’électrification et l’automatisation des infrastructures menacent bientôt leur fonction d’obsolescence. Les toutes premières demi-barrières automatiques apparaissent en Allemagne en 1903 (constructeur : Siemens & Halske), en Suisse en 1906 (Oerlikon), et leur production en série commence dans les années 1920, en Europe et en Amérique du Nord, sous le regard bienveillant des États et des compagnies, qui espèrent augmenter la fiabilité et diminuer la masse salariale et les retraites, ce qui n’échappe pas aux syndicats.
La modernisation du réseau ferré européen
Ces nouveaux équipements exigent des investissements considérables qui se font attendre. Dans la première moitié du xxe siècle, les réseaux connectés en une toile continentale ont atteint leur extension maximale et la plupart des entreprises ferroviaires privées fusionnent et sont nationalisées, de 1905 en Italie à 1948 au Royaume-Uni. La modernisation du réseau ferré européen est entreprise durant la reconstruction des années 1950, à la suite des destructions de la Seconde Guerre mondiale, avec les subsides du plan Marshall et en prévision de l’augmentation du trafic de marchandises. En ces temps de paix retrouvée et de construction européenne, malgré l’explosion du taux de motorisation des populations, les États et l’industrie misent encore sur le rail, dont l’essor fut souvent, au siècle précédent, concomitant du leur. L’hégémonie du charbon et donc de la traction vapeur touchent pourtant à leur fin. L’usage du pétrole et l’électrification entraînent le remplacement des anciennes locomotives par du matériel moteur Diesel ou électrique, les anciens dépôts sont reconvertis, les nombreux petits postes de signalisation le long des voies sont démantelés et centralisés, les équipements, dont les barrières, sont automatisés, remettant en question l’idée même de gardiennage. La mutation technologique entraîne des évolutions paysagères et un bouleversement des activités professionnelles dans le secteur ferroviaire.
À l’échelle des passages à niveau, dont le nombre augmente du fait de l’extension du réseau routier, les demi-barrières automatiques remplacent massivement les barrières mécaniques à partir de 1951 : d’abord en Allemagne de l’Ouest, en Allemagne de l’Est (1953), en France (1954, qui en compte plus de 10 000 à la fin du siècle), puis en Italie et dans les pays scandinaves. Aux Pays-Bas, dont deux tiers du réseau ferré sont détruits ou hors d’usage en 1945, les autorités investissent dans le renouvellement de l’infrastructure, la modernisation et l’automatisation de la signalisation et du matériel. La traction vapeur y est abandonnée en 1957, les demi-barrières automatiques font leur apparition en 1952, on en compte 229 en 1963 et onze fois plus en 2007. Au Luxembourg, l’électrification du réseau débute en 1956, la traction vapeur est abandonnée en 1964 au profit de locomotives diesel puis électriques. Des 340 passages à niveau desservis sur place par des garde-barrières en 1950, il n’en reste pratiquement aucun dans les années 1980, à la suite du remplacement des barrières mécaniques par des équipements automatisés.
Une exigence accrue de sécurité
L’automatisation des barrières est fondée sur l’exigence d’une sécurité sans cesse accrue. L’augmentation du trafic routier à partir des années 1950 en Europe, comme trente ans plus tôt aux États-Unis, cause de nombreux accidents aux passages à niveau, qui sont l’objet de campagnes de prévention et de conventions internationales sur la sécurité routière. Au nom de la sécurité, la technologie a ainsi fait disparaître le métier de garde-barrière il y a plusieurs décennies et, de nos jours, ce sont les passages à niveau eux-mêmes qui sont remplacés par des tunnels ou ponts routiers ou ferroviaires. Mais la tardive et incomplète modernisation ferroviaire a entraîné le déclin inexorable de la part modale du train, en matière de fret ou de transport de voyageurs. Par ailleurs, l’idée d’un réseau ferroviaire véritablement européen se heurte encore à des problèmes d’interopérabilité et à une harmonisation incomplète des systèmes de sécurité et de la signalisation ferroviaire. Écrire l’histoire du métier de garde-barrière permet cependant de comprendre l’évolution des mobilités en Europe en regard de celle des technologies, à l’heure où le train redevient une alternative crédible, rapide et peu polluante à la voiture et au camion.