Les utopies socialistes au xixe : avec ou sans travail ?

Comment réorganiser la vie économique et plus particulièrement le travail lorsque la révolution industrielle ne tient pas ses promesses d’abondance et de progrès pour tous ? Cette interrogation est au cœur du courant socialiste en Europe au tournant du xixe siècle. La pensée socialiste est plurielle et ne s’épuise pas dans le marxisme qu’elle précède et questionne tout à la fois. Les socialistes utopiques posent sur le travail un regard singulier : celui-ci est essentiel à la construction, ici et maintenant, de communautés qui préfigurent la société idéale ; dans le même temps, leurs conceptions du travail sont marquées par la critique qu’ils adressent à la réalité de leur temps, aux conditions matérielles qu’elle induit ainsi qu’à ses effets délétères sur les conditions de vie des ouvriers. Cette position ambigüe vis-à-vis du travail explique que les utopies socialistes déclinent un dégradé de positions, qui va de la fascination pour le travail à la diminution drastique du temps qui doit y être consacré.

Laurent Pelletier, « Phalanstère rêvé », 1868.<br>Le phalanstère, ou « palais sociétaire », constitue le cadre matériel de la réorganisation de la société défendue par Fourier. Le travail y est adapté aux passions des individus qui, produisant dans la joie, s’épanouissent dans leur labeur et rendent possible une nouvelle ère d’abondance et de félicité. Source&nbsp;:&nbsp;<a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Laurent_Pelletier_Phalanst%C3%A8re_r%C3%AAv%C3%A9.jpg" target="_blank">Wikimedia Commons.
Laurent Pelletier, « Phalanstère rêvé », 1868.
Le phalanstère, ou « palais sociétaire », constitue le cadre matériel de la réorganisation de la société défendue par Fourier. Le travail y est adapté aux passions des individus qui, produisant dans la joie, s’épanouissent dans leur labeur et rendent possible une nouvelle ère d’abondance et de félicité. Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

Les utopies socialistes : avec ou sans travail ?

Les socialistes « utopiques » doivent leur qualificatif à Karl Marx et Friedrich Engels qui l’ont forgé pour mieux démarquer leur socialisme « scientifique » de ces pensées qu’ils considéraient comme originales, optimistes, et parfois fantasques. Bien que Marx et Engels se réfèrent en première intention aux idées de Claude de Saint-Simon, Charles Fourier et Robert Owen (la « triade utopique classique » selon Miguel Abensour), le socialisme utopique désigne aussi, plus largement, les analyses postérieures qui remettent en cause la domination de la pensée marxiste.

Le socialisme utopique se construit en réaction aux désillusions que suscite la révolution industrielle en Europe. Ses représentants majeurs émergent donc en France, en Allemagne, et en Angleterre – quand ils ne voyagent pas à travers le continent, comme Kropotkine. Le propre du socialisme utopique est d’avoir engendré des propositions de réforme sociale qui, tout en empruntant aux savoirs et méthodes scientifiques de leurs temps, se fondent davantage sur une théorie du social et de l’individu que sur les analyses de l’économique politique marxiste. Dans le miroir critique que les utopistes tendent à la société industrielle, le travail – en tant qu’acte productif et activité structurante de la société – occupe une place centrale.  

Réorganiser le travail

Saint-Simon (1760-1825) ne condamne pas le travail mais son organisation déficiente et les rentiers qui profitent, par droit de naissance, des incohérences du système sans y contribuer. Pour réorganiser la société, il propose d’en confier les rênes aux plus compétents, industriels, banquiers et scientifiques, afin de promouvoir le progrès de l’industrie. Il plaide pour un gouvernement technocratique au-delà des nations, à l’échelle d’une fédération européenne gouvernée par un parlement composé de spécialistes des affaires industrielles – un ensemble institutionnel enfin à même de réaliser, par la réorganisation rationnelle du travail, les promesses de la révolution industrielle. À ses yeux, le travail n’est donc pas une obligation pénible dont le progrès affranchira le genre humain. Il s’agit plutôt d’un devoir moral et de la condition du bonheur. Il écrit par exemple : « Je propose de substituer le principe suivant à celui de l’Évangile : L'HOMME DOIT TRAVAILLER. L’homme le plus heureux est celui qui travaille. […] La nation la plus heureuse est celle dans laquelle il y a le moins de désœuvrés ».

Fourier (1772-1837) propose quant à lui de créer des « phalanstères » – des unités de production indépendantes regroupant 1 600 individus – et de réorganiser le travail selon la théorie de l’attraction passionnée. Car, s’inspirant de Newton, Fourier pense que le caractère de chaque individu est la résultante de l’interaction complexe des différentes passions qui l’influencent. Ces passions agissent comme des forces qui, en se combinant, « attirent » chaque individu vers certaines activités, matières, couleurs, etc. Si le travail industriel est une souffrance, c’est donc parce qu’il ne correspond pas aux passions des individus. Une fois le travail réorganisé selon les passions, ce sera avec joie et enthousiasme qu’il sera accompli. Ce qui produira une abondance généralisée et fera disparaître la misère économique et sociale de la société industrielle. Owen (1771-1858) déploie un horizon similaire, fait de puissance industrielle et d’abondance, en concevant une réorganisation de la société, mais selon la raison plutôt que les passions. Il convient à ses yeux de réhabiliter cette rationalité inscrite en chacun en réformant l’éducation et en réorganisant le travail au sein d’associations autogérées dont il met les principes en œuvre dans les usines modèles de New Lanark.

Le Russe Piotr Kropotkine (1842-1921) et son traducteur en allemand, Gustave Landauer (1870-1919) s’inscrivent également dans le socialisme utopique auquel ils donnent une tonalité davantage agricole. Kropotkine critique particulièrement la division trop accentuée du travail dans les sociétés européennes de la fin du xixe siècle. Il plaide pour une « combinaison intelligente » de l’industrie et de l’agriculture au sein de nations qui doivent impérativement « demander leur nourriture à leur propre sol ». Pour Landauer également, l’agriculture constitue la voie par laquelle l’économie peut se déprendre du « faux capital » et de l’abstraction dans laquelle le capitalisme l’enferme. Ces deux penseurs, qui eurent l’occasion de se rencontrer à Londres lors d’un meeting de protestation en 1896, ont en commun de penser le travail à partir de l’activité agricole et à l’aune de la consommation humaine car il doit avant tout permettre la subsistance et subvenir aux besoins de la communauté.

Améliorer les conditions de vie

Sensibles au caractère extrêmement pénible du travail des ouvriers, les socialistes utopiques ont aussi eu à cœur d’améliorer les conditions de vie de ces derniers. Le phalanstère de Fourier est un véritable « palais sociétaire », qui offre aux individus un grand confort matériel tant dans les appartements que dans les espaces communs et les ateliers. Chez Owen, le bâtiment comprend similairement des espaces communs de vie et de travail adaptés au style de la vie moderne. Mais pour les socialistes utopiques, il importe surtout que les individus prennent plaisir à leur travail. C’est le cas des travailleurs du phalanstère qui n’exécutent que des tâches correspondant à leurs passions au sein des différentes « séries passionnées » auxquelles ils participent. Landauer insiste lui aussi sur le « travail joyeux », en souhaitant que le progrès technique permette à l’ouvrier de réaliser sa tâche rapidement pour se libérer du temps de loisir ou, s’il prend du plaisir à l’ouvrage, de se « hâter lentement ». Il craint cependant que le développement technique ne soit mis au profit des propriétaires, qui pourront intensifier le rythme d’un travail en usine qui sera toujours aussi fastidieux pour les « prolétaires de l’entreprise capitaliste ». Pour Kropotkine, la fin de la séparation entre travail manuel et travail intellectuel préservera la « faculté inventive » des ouvriers à l’usine, tandis que le redéploiement de l’activité agricole, métamorphosée par le progrès technique, permettra à chacun de prendre part à la « plus attrayante des occupations » grâce à laquelle on renoue avec la « vigueur » et les « impressions de la nature ». Quant au travail à l’usine, le progrès ne doit pas seulement l’assainir et le rendre « agréable », il doit aussi réduire le temps que les ouvriers lui consacrent afin que ceux-ci puissent s’adonner à la science et aux arts. Il rejoint Owen sur ce point, qui voyait le salut de l’humanité dans la réduction du temps de travail à son minimum nécessaire, afin que les humains, ainsi libérés, puissent se dédier à leurs activités de loisir.

Sensibles aux injustices générées par la révolution industrielle, les socialistes utopiques partagent une volonté sincère d’améliorer les conditions matérielles de la classe ouvrière. Ils ont également en commun de s’inspirer de la méthode scientifique et de commencer par élaborer une théorie de la nature humaine, de la raison, du progrès industriel, de l’histoire ou du social avant d’en déduire les principes d’une réorganisation de la société susceptible de réaliser les promesses d’abondance de la révolution industrielle. Toutefois, ils diffèrent de manière marquée sur le statut qu’ils réservent au travail. Alors que Saint-Simon écarte l’oisiveté de son utopie, Owen valorise la fin du travail permise par la réconciliation de la société et de la raison. Entre les deux, Fourier ne supprime pas le travail mais entend le rendre agréable en l’organisant conformément aux passions des individus. Kropotkine et Landauer souhaitent aussi réduire la durée d’un travail redirigé vers le secteur agricole et mesuré à l’aune des besoins humains, mais le second aborde la question des améliorations techniques avec suspicion. Il reste que, pour tous, le travail et son organisation sont au cœur de la construction de la communauté idéale.

Citer cet article

Clémence Nasr , Éric Fabri , « Les utopies socialistes au xixe : avec ou sans travail ? », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 11/02/22 , consulté le 16/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21747

Bibliographie

Abensour, Miguel, Le procès des maîtres rêveurs, Paris, Les Éditions de la Nuit, 2011.

Desanti, Dominique, Les socialistes de l’utopie, Paris, Payot (coll. « Petite bibliothèque Payot »), 1970.

Petitfils, Jean Christian, Les socialismes utopiques, Paris, Puf (coll. « L’historien »), 1977.

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