L’intensification de mobilités anciennes à l’heure de l’industrialisation
Le rayon d’action des travailleurs mobiles est d’abord souvent limité. Les populations étrangères restent modestes en nombre au sein des pays européens. Certains mouvements prolongent une tradition de circulation des travailleurs très qualifiés. Les industries naissantes font partout appel à des spécialistes belges ou britanniques. Ils croisent d’autres migrants plus pauvres, dont les mouvements épousent souvent le rythme des saisons, comme nombre d’activités productives.
Des filières lient durablement une région de départ et une zone d’accueil, des institutions migratoires facilitent mobilité et placement des arrivants, celles des maçons creusois, ou du Tyrol autrichien. De nombreux actifs suivent des itinéraires moins fixés au gré de la conjoncture, attirés par les multiples chantiers qui couvrent l’Europe. Ces circulations entraînent à la fois hommes et femmes, les villes étant grandes consommatrices de travail féminin, de même que l’industrie textile.
Ces mouvements gagnent en intensité au long du siècle du fait des besoins des industries, de la facilité accrue des déplacements, comme des transformations des sociétés rurales. La croissance démographique, le déclin des zones de proto-industrie, les difficultés de l’artisanat rural, l’abrogation des droits collectifs qui permettaient aux ruraux pauvres de survivre, la pénétration des imaginaires urbains, les besoins croissants en numéraire, le déclin du salariat agricole en certaines régions, rendent indispensable la recherche au loin de sources de revenus, ce qui conduit parfois à une rupture définitive avec le petit pays d’origine.
Les migrations internationales, une question politique
Durant le dernier quart du siècle, les mobilités liées au travail industriel perdent de leur saisonnalité. Si les migrations internes demeurent intenses, elles passent, pour l’historiographie, au second plan. Celle-ci enregistre la plus grande fréquence des migrations internationales et leur naissance en tant que question politique.
La majorité des migrants internationaux fournissent à partir de la fin du xixe siècle une main-d’œuvre peu qualifiée aux régions dynamiques du nord-ouest de l’Europe. Beaucoup sont des ruraux, qui, disposant rarement de compétences monnayables dans le cadre d’une économie industrialisée, y occupent les emplois les plus rudes. On les trouve dans le sous-sol des mines, parmi les travailleurs des chantiers, au sein des grands districts industriels où les conditions de vie sont particulièrement dures. Cela ne les distingue pas toujours de migrants internes qui partagent les mêmes garnis urbains, se disputent les mêmes emplois et sont parfois en butte au mépris que les sociétés urbaines réservent aux nouveaux venus. Les travailleurs étrangers, outre que les États surveillent plus étroitement leurs déplacements, doivent aussi faire face à des formes spécifiques d’hostilité, nourrie par la nationalisation des sociétés européennes.
Ces migrations à longue distance peuvent être pensées comme l’adaptation de pratiques anciennes à un contexte nouveau, marqué par une diminution drastique des coûts de déplacements, l’accessibilité croissante de l’information sur les opportunités d’emploi et la concentration des immobilisations de capital en quelques zones. Celle-ci suppose d’importants transferts de main-d’œuvre vers les secteurs en expansion, que les marchés du travail nationaux ne suffisent plus, dans le nord-ouest de l’Europe, à alimenter.
La géographie de ces mouvements est stable au cours de la période. Les grands bassins industriels et les villes en croissance voient passer, qu’ils aient ou non franchi une frontière, des migrants provenant de régions majoritairement agricoles, périphéries du cœur européen du capitalisme industriel arrimées à celui-ci par des réseaux de transports modernes. Certains mouvements s’enclenchent dès le milieu du siècle, tel celui des Irlandais. En France, des Belges côtoient des Italiens déjà nombreux dans les années 1880 qui quittent le plus actif bassin d’émigration de la période. Plus à l’est les habitants des régions de peuplement polonais se mettent en mouvement à la fin du siècle. Beaucoup gagnent l’Allemagne. En 1901 la Belgique, longtemps pays d’émigration, enregistre à son tour un solde migratoire positif. C’est alors toute l’Europe du Nord-Ouest qu’alimentent les travailleurs des périphéries européennes.
Les effectifs concernés sont encore modestes. La France de 1911 compte 3 % de résidents étrangers. L’immigration – le mot apparaît alors – n’en devient pas moins une question politique et la protection du travail national un slogan, en France, en Belgique ou en Angleterre. En Italie, celle-ci est également constituée en question politique, le jeune État italien entend protéger et encadrer ses travailleurs. Si des voix réclament cependant la restriction de l’immigration de travailleurs, cela débouche avant 1914 sur peu de mesures effectives. Fait exception la Prusse wilhelminienne, qui a besoin de bras polonais mais redoute que cela ne nourrisse un nationalisme irrédentiste à sa frontière orientale.
Le renforcement du contrôle de l’État
La première guerre marque une rupture. Elle donne naissance à des flux, contribue à l’émergence d’un mode d’administration du travail étranger nouveau. Les combats provoquent l’exode de millions d’individus. Ni cependant les prisonniers de guerre, dont beaucoup sont mis au travail en Allemagne, ni les réfugiés ne fournissent assez de bras aux industries mobilisées. Les Français ont recours à des travailleurs portugais et espagnols à la suite d’accord avec les gouvernements ibériques, ils importent des travailleurs coloniaux et chinois, premier exemple d’utilisation de travailleurs non européens en nombre sur le sol européen.
Émergent des technologies et une bureaucratie spécifiquement dédiée au contrôle de la main-d’œuvre étrangère et coloniale. Ce modèle d’administration se généralise rapidement après la guerre. Les États de départ entendent eux aussi devenir régulateurs des migrations. L’émigration « nécessité physiologique » du peuple italien selon Mussolini en 1922 est redéfinie en perte de substance nationale. Ce double mouvement se traduit par la négociation de multiples conventions bilatérales dont le Bureau international du travail encourage la conclusion voulant réglementer les conditions de la concurrence entre main-d’œuvre.
Ces transformations sont imputables au perfectionnement des techniques de contrôle des mobilités, mais aussi au rôle désormais central de l’État dans l’organisation de la vie économique, aux progrès enfin de la nationalisation des sociétés.
Ces régulations se mettent en place alors que la mobilité est en recul durant l’entre-deux-guerres, marquée par des conjonctures médiocres en Angleterre et en Allemagne, puis par la grande crise. La France et la Belgique, meurtries par les combats, démographiquement affaiblies, font exception. En France, des conventions sont signées avec la Tchécoslovaquie et la Pologne. Des Italiens, des réfugiés fuyant l’Allemagne nazie ou chassés d’Espagne par la guerre civile, que la nécessité conduit à saisir le premier emploi qui s’offre à eux, sont poussés vers la France par d’autres raisons.
L’internationalisation d’une partie de la force de travail est patente à la fin de la période, celle surtout qui fournit les bras nécessaires aux travaux les plus difficiles, de même que l’émergence en tant que question politique et enjeu des relations internationales des migrations de main-d’œuvre. Si les mutations des systèmes de transport et de communications ont permis cette évolution et si le parachèvement des États-nations en dicte les formes, la géographie des mouvements renvoie aux déplacements du capital qui a déserté les campagnes pour des villes où s’accumulent produits et richesses, et donc les hommes et les femmes employés à les produire.