Fondée par le mathématicien Norbert Wiener (1894-1964), la cybernétique est surtout américaine. En effet, sa genèse est liée à l’effort de guerre américain et ses principaux lieux institutionnels sont américains. Wiener est professeur au Massachusetts Institute of Technology, où il côtoie d’autres figures clés de la cybernétique, comme Claude Shannon et Karl Deutsch. Les conférences Macy (1946-1960), qui rassemblent la première génération de cybernéticiens, sont organisées à New York. La cybernétique se développe néanmoins rapidement aussi en Europe, dans un contexte marqué à la fois par la Guerre froide et la construction européenne.
Les racines européennes de la cybernétique
Avec la cybernétique, Wiener ambitionne la création d’une nouvelle science des sciences, par-delà les frontières disciplinaires. Il s’agit de refonder l’unité de la science, perdue depuis Leibniz, le « saint patron » de la cybernétique selon Wiener. Mathématiciens et ingénieurs, mais aussi anthropologues et psychologues, doivent être en mesure de collaborer. Par conséquent, la cybernétique s’organise autour de concepts transversaux – information, entropie, rétroaction (feedback), homéostasie – qui permettent d’appréhender une multiplicité de phénomènes dans leur dimension informationnelle, tout comme de concevoir de nouvelles machines.
Mais la cybernétique a peut-être bien été française avant d’être américaine. Le mot lui-même a été inventé en 1834 par André-Marie Ampère, pour désigner une science du gouvernement. Le néologisme est repris par Wiener en 1948 dans son livre Cybernetics: Or Control and Communication in the Animal and the Machine, qui est d’ailleurs publié à Paris. Wiener prolonge à bien des égards des travaux menés en France durant l’entre-deux-guerres, comme ceux de Jacques Lafitte sur les « machines réflexes » et de Louis Couffignal sur « l’analyse mécanique », et il entretient de fortes relations avec ses confrères français.
À travers l’Europe, la cybernétique connait des développements institutionnels rapides et nombreux, souvent aux marges des institutions scientifiques établies. En France, le mathématicien Robert Vallée fonde en 1949 le Cercle d’étude cybernétique, la toute première société savante à lui être consacrée, et organise deux conférences à Paris, en 1950 et en 1951. Des journalistes traitent régulièrement de la cybernétique dans la presse ou dans leurs essais, contribuant ainsi à sa diffusion. Plus qu’ailleurs, la cybernétique est publiquement discutée en France, où elle permet de réfléchir aux implications sociales des technologies. Des sociétés savantes similaires apparaissent bientôt au Royaume-Uni et en République fédérale d’Allemagne, entre autres. En 1956, l’Association internationale de cybernétique est créée à Namur, en Belgique, où s’organise à intervalle régulier une conférence internationale.
Cette effervescence scientifique s’accompagne de développements commerciaux et artistiques, et d’applications variées. La cybernétique apparaît moins comme un champ scientifique particulier que comme un fait culturel total, touchant l’ensemble des activités humaines. L’entreprise néerlandaise Philips inaugure la division « ambiance programmée » qui fabrique et commercialise les œuvres de Nicolas Schöffer, un artiste franco-hongrois pionnier de l’art cybernétique. Le label Prospective 21e siècle de Philips commercialise également les premiers albums de musique électronique, dont l’émergence est inséparable des progrès dans le domaine de la transmission et du traitement du signal, au cœur de la cybernétique. Au Royaume-Uni, Gordon Pask crée System Research Ltd., une firme de recherche et de conseil en cybernétique. La cybernétique est présente dans des organisations œuvrant dans des domaines variés, allant de l’ingénierie (Société nationale d’étude et de construction de moteurs d’aviation, France), au management (Malik, Suisse) en passant par la médecine (Société internationale de médecine cybernétique, Italie).
À l’Est du rideau de fer, la cybernétique est d’abord considérée comme une pseudoscience réactionnaire et une arme idéologique au service de l’impérialisme. Après la mort de Staline en 1953, la cybernétique se développe toutefois, en s’articulant au socialisme réel. Nikita Krouchtchev en fait les louanges lors du congrès du Parti en 1956 et crée un tout nouveau Ministère de l’automation. L’automation du travail – une des nombreuses applications des machines cybernétiques – est alors comprise comme une mesure d’émancipation du prolétariat. En République démocratique allemande, Georg Klaus justifie l’introduction de la cybernétique en lui associant la machine à calculer et son rôle dans le développement industriel, économique, scientifique et militaire. En Hongrie, des laboratoires de cybernétique apparaissent dès le milieu des années 1950. On leur doit notamment Szegedi Katicabogár, le robot-coccinelle.
L’Europe cybernétique
Du fait de ses multiples applications et des projets politiques auxquels elle s’articule, la cybernétique joue un rôle important dans l’intégration économique et politique européenne. En France, la cybernétique est associée aux cercles pro-européens, et à des personnalités comme Gaston Berger, qui organise à Marseille des « journées cybernétiques », ou encore Jean-Jacques Servan-Schreiber, le fondateur de L’Express, qui plaide pour une plus grande intégration européenne afin de concurrencer la puissance américaine dans le domaine de l’informatique et des nouvelles technologies. En ce sens, il n’est pas anodin que les premiers grands projets industriels européens touchent le domaine de l’informatique, à l’instar d’UNIDATA en 1972 – une tentative avortée d’intégrer l’industrie informatique européenne.
Mais la cybernétique accompagne l’européanisation d’autres domaines. « L’Europe du chemin de fer » voulue par Louis Armand – président de la Société nationale des chemins de fer (SNCF) et de l’Union internationale des chemins de fer (UIC) – passe ainsi par la cybernétique. Un groupe d’étude sur les applications de la cybernétique au chemin de fer est institué au sein de l’UIC et quatre grandes rencontres internationales sont organisées, alors que les initiatives de cybernétique ferroviaire se succèdent : adoption en 1953 d’un wagon standard par dix pays, puis, en 1955, création d’EUROFIMA, qui permet de centraliser la planification et la construction des équipements à travers l’Europe, et enfin, en 1957, création du réseau Trans-Europe-Express, reliant les grandes villes européennes. Pour Armand, la relation entre intégration européenne et cybernétique s’inscrit dans une conception plus large des rapports entre technique et politique. On pense par exemple à ses efforts conjoints, avec Nicolas Schöffer, pour construire à travers l’Europe des tours cybernétiques capables, selon Schöffer, « d’intervenir dans les organisations supranationales futures de l’Europe, favorisant l’osmose entre les diverses conceptions politico-sociales qui divisent le continent » (ill. 1). C’est une conception similaire de l’intégration européenne par la technique que défend le cybernéticien germano-américain Karl Deutsch, un des principaux théoriciens de l’intégration européenne. Deutsch met l’emphase sur le rôle des communications dans l’intégration sociale et culturelle des communautés humaines et conçoit l’intégration européenne comme le résultat d’un tel processus. En somme, l’émergence de la cybernétique et le processus d’intégration européenne paraissent intimement liés, tant dans l’esprit des acteurs qui développent la cybernétique et pensent l’Europe intégrée, que dans les applications concrètes de cette nouvelle science.