Issue d’une initiative française, Europeana est une plateforme en ligne qui agrège depuis 2008 plus de 60 millions de contenus numérisés, issus de bibliothèques, d’archives et de musées européens (ill. 1). Le projet s’est construit en mêlant soutien de la Commission européenne à la fondation Europeana, basée à La Haye aux Pays-Bas, et financement par les États-membres. Il repose aussi sur l’engagement d’une communauté de professionnels, réunis en association pour œuvrer en faveur du partage d’une culture commune européenne à l’heure du numérique.
Un projet français pour l’Europe culturelle
L’origine d’Europeana peut être attribuée à un « sursaut » du président de la Bibliothèque nationale de France (BnF) Jean-Noël Jeanneney. En décembre 2004, l’historien et ancien ministre réagit vivement à l’intention de l’entreprise Google de numériser des bibliothèques entières pour les mettre en ligne. Peut-on laisser un géant du privé américain créer un monopole de fait sur la diffusion du patrimoine du monde entier ? La diversité des langues, des cultures, des savoirs, et la notion de service public, qui constituent l’identité même des bibliothèques, n’en seraient-elles pas menacées ? Jean-Noël Jeanneney porte le débat sur la numérisation du patrimoine sur la scène publique, en publiant d’abord une tribune dans Le Monde, puis son ouvrage Quand Google défie l’Europe : plaidoyer pour un sursaut en avril 2005 (ill. 2).
Ce plaidoyer suscite de multiples réactions des médias, des internautes et du grand public, relayées par des déclarations au plus haut niveau du gouvernement français et de l’Union européenne (UE). En avril 2005, le Président français, Jacques Chirac, et cinq autres chefs d’État de l’UE adressent à la Commission européenne une lettre l’enjoignant à soutenir le développement d’une bibliothèque numérique européenne. En France, un comité de pilotage est créé pour dresser un état des lieux, confronter les différents points de vue, dégager des orientations et énoncer des propositions regroupées dans un Livre blanc.
Construire et faire masse : le temps des prototypes
En mai 2006, le gouvernement français confie à la BnF la responsabilité opérationnelle du projet pour la France, avec un budget de 3,5 millions d’euros. Celui-ci permet d’enclencher au niveau national la numérisation de masse des bibliothèques, une tâche d’ampleur qui implique de faire passer Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, de quelques milliers à cent mille ouvrages numérisés par an. La production de contenus numérisés est multipliée par dix et embarque désormais des bibliothèques partenaires dans toute la France, avec le soutien organisationnel et financier de la BnF.
En parallèle, des expérimentations techniques au sein de la BnF débouchent sur la présentation d’un prototype au salon du livre de Paris en 2007. Celui-ci agrège trois bibliothèques numériques : Gallica, la bibliothèque nationale de Hongrie et celle du Portugal. L’objectif est de démontrer la faisabilité technique de la future bibliothèque numérique européenne.
Des experts se réunissent également au niveau européen et mettent en place une fondation chargée de préfigurer le futur service. Le projet EDLnet, financé par la Commission, vise à construire un nouveau prototype, cette fois avec l’objectif de réunir une masse critique de documents patrimoniaux numérisés représentant la diversité des cultures de l’Europe.
Enclencher une dynamique européenne en faveur de la numérisation du patrimoine
Le premier objectif du nouveau portail Europeana, qui voit le jour en 2008, est d’enclencher dans les États membres de l’UE une dynamique de numérisation de masse : il s’agit de produire et mettre à disposition, sous forme numérique, des documents patrimoniaux représentant une diversité de langues, de cultures et de formes. Dans l’esprit des acteurs de l’époque, pétris de la nouvelle devise de l’UE « Unie dans la diversité », cette bibliothèque devait être à l’image de la richesse des identités plurielles qui caractérisent l’Europe. Des projets européens financent la numérisation de certains contenus (sur la biodiversité ou encore des manuscrits), mais aussi leur enrichissement et leur agrégation à l’instar du projet Europeana Newspapers. D’autres tentent de lever des verrous techniques, comme les projets IMPACT (Improving Access to Text) sur l’océrisation (images converties automatiquement en texte) ou ARROW (Accessible Registries of Rights Information and Orphan Works towards Europeana) sur la gestion des droits. En 2011, Europeana agrège 19 millions de documents numérisés, et annonce un objectif de 30 millions pour 2015. Un Comité des sages composé de trois personnalités du monde de la culture (Maurice Lévy, Elisabeth Niggemann et Jacques De Decker), est créé pour faire émerger une doctrine européenne sur la numérisation. Leur rapport « La nouvelle renaissance », publié en janvier 2011, recommande d’augmenter les moyens consacrés par les États de l’UE à la numérisation de leur patrimoine et encourage les partenariats public-privé tout en leur posant des limites claires. Il fait d’Europeana le point central de référence du patrimoine numérique européen.
L’ambition du projet en termes de volumétrie, l’hétérogénéité des collections et des acteurs, et la diversité des enjeux techniques font d’Europeana un véritable défi. Cette période voit émerger une communauté professionnelle transnationale, fortement engagée, mutualisant ressources et standards. Néanmoins, malgré les ressources investies et les réalisations, le portail est confronté aux limites de la qualité inégale des données et l’expérience qu’il propose est parfois jugée décevante, si bien qu’il peine à trouver son public. Europeana serait-elle un échec ?
Lire, partager et comprendre le patrimoine numérique européen : Europeana, une communauté
Europeana connaît, vers le milieu des années 2010, une étape de stabilisation institutionnelle, avec la création de l’Europeana Network Association et la reconnaissance de son statut d’infrastructure numérique de services par la Commission. Pionnière en matière de politique d’ouverture des données, son nouvel objectif est de démontrer la valeur du patrimoine numérisé ainsi réuni en favorisant ses usages dans les champs de l’éducation, du tourisme, de la recherche, des industries innovantes.
L’une des initiatives les plus marquantes est la grande collecte réalisée entre 2011 et 2014 par le projet Europeana Collections 1914-1918. Dans le cadre des commémorations de la Grande Guerre, les particuliers sont invités à venir dans les institutions culturelles partager leurs souvenirs et archives privées, pour qu’ils soient numérisés, légendés et diffusés en ligne. Entreprise collective d’une ampleur inégalée, cette collecte est fondatrice de la dynamique collaborative de cette décennie, alliant institutions culturelles et citoyens.
Les parties prenantes du vaste réseau transnational qu’est Europeana se structurent désormais en communautés d’experts – Europeana Tech, Europeana Education, Europeana Research – avec des approches thématiques qui se multiplient – Europeana Sounds pour les documents sonores, Europeana Fashion pour la mode... En 2020, ces thématiques deviennent le principal point d’accès sur le portail.
Ainsi, près de vingt ans après sa création, Europeana a relevé le défi de proposer une alternative culturelle et économique à l’omniprésence de Google sur la toile. Plutôt que d’élaborer une technologie concurrente, elle construit une approche collective et partagée, pluriculturelle, et multilingue, qui repose sur un réseau de professionnels et d’institutions, et des financements publics.