Après l’essor de la photographie au milieu du xixe siècle, le cinéma apparaît comme l’archétype de la modernité visuelle au tournant du xxe siècle. Il est alors le prolongement technique, culturel et social de deux univers : d’une part, le théâtre, qui lui fournit ses premiers protagonistes et lieux de projection, et, d’autre part, le monde forain, dont le caractère itinérant contribue à populariser le spectacle cinématographique. Dans le premier cas, dans le cadre des grandes villes, un théâtre, une arrière-salle de café et bientôt un espace dédié sont investis par le nouveau dispositif de projection d’images animées. Dans le second, c’est le cinéma qui vient au spectateur, à l’occasion d’une foire ou d’une tournée qui fait étape. Or, si nombre de fêtes foraines ont lieu en ville, elles concernent aussi les campagnes. Il n’est pas rare que les opérateurs de cinématographe fassent halte dans les auberges, écoles ou mairies rurales. L’opposition classique entre modernité citadine et archaïsme culturel rural est donc en partie inopérante, bien que les rythmes et modalités de diffusion du cinéma dans les campagnes soient singuliers.
L’image en mouvement : les projections itinérantes
À peine une décennie après l’invention du cinématographe par les frères Lumière en 1895, de nombreuses troupes foraines projettent les premières images animées partout en Europe, aux côtés des théâtres mobiles, des panoramas (trompe-l’œil sur toile circulaire) et d’autres attractions reposant sur l’illusion visuelle. En Italie, dès 1896, elles sont montrées dans les principales villes de la péninsule. Les premiers Wanderkinos allemands, cinémas itinérants très populaires, diffusent dès la fin du siècle plusieurs courtes scènes successives, notamment des documentaires, des épisodes comiques ou des tours de magie (Ill. 1). Au même moment dans les Balkans et en Bulgarie, les premiers projectionnistes issus d’Europe centrale, de France et d’Italie se mêlent aux autres forains. Si l’on trouve ce cinéma itinérant d’abord dans les grandes villes, il atteint aussi progressivement les bourgs et les villages. Puis, dans les années d’avant-guerre, l’engouement populaire citadin pour cette attraction de foire s’estompe, alors qu’apparaissent les premiers cinémas urbains permanents et l’ébauche d’une véritable industrie cinématographique, proposant des films plus longs, sonorisés et variés. Cependant, cette forme itinérante continue longtemps d’animer le calendrier culturel des régions rurales, où elle se concentre désormais.
L’essor des années 1920 à des rythmes différenciés en Europe
Dans les années 1920, la conjonction de plusieurs facteurs enracine le cinéma dans les campagnes. Les autorités religieuses, qui condamnaient dans un premier temps ce divertissement souvent dominical, en réalisent l’intérêt éducatif et en deviennent des promoteurs. L’encyclique Vigilanti cura entérine ce retournement en 1936, en affirmant que le cinéma n’est pas mauvais en soi s’il respecte les bonnes mœurs. Conjointement à l’essor d’une pratique amateur, les patronages religieux et laïques, les associations politiques locales, ou encore les écoles s’équipent de projecteurs, faisant prospérer aux côtés du film commercial un cinéma éducatif, non-marchand, dédié à l’édification des populations scolaires et adultes. L’électrification des campagnes, l’extension des réseaux ferrés et routiers, l’augmentation du temps libre et du niveau de vie – autant de processus inégaux en fonction des pays et régions – sont les conditions premières de ce succès. L’historienne Judith Thyssen note qu’en France, aux Pays-Bas et en Allemagne, la construction de salles polyvalentes dans les bourgs et villages accueillant aussi bien des projections que des bals, des fêtes, des réunions et des activités associatives en tout genre, participe de cet essor et améliore la qualité des séances.
Il faut néanmoins insister sur les différences entre les régions et les types de campagnes. Par exemple, le cinéma rural, qu’il soit itinérant ou sédentaire, est bien plus présent en Flandre belge et dans le Limbourg néerlandais, catholiques, que dans le nord des Pays-Bas, protestant. En Irlande, les cinémas mobiles, qui vont de village en village, dominent longtemps la scène. Les organisations confessionnelles au Pays basque, en Rhénanie, en Vénétie sont d’aussi efficaces vecteurs culturels et cinématographiques que les communistes et socialistes dans les campagnes rouges du Limousin, d’Andalousie, de Toscane ou de Provence. Il faudrait encore distinguer entre les territoires touchés par l’exode rural et ceux qui y résistent, ceux qui sont intégrés ou périphériques par rapport aux circulations foraines ou aux centres de production et de distribution, ceux où les diverses autorités rejettent ou adhèrent à cette innovation culturelle.
Dans tous les cas, des fabricants voient dans l’équipement du monde rural un marché auquel il faut adapter l’offre, notamment celle de projecteurs. Après le lancement en 1922 du Pathé-Baby (pellicule de 9,5 mm de large) pour un public d’amateurs, Pathé-Cinéma lance en 1924 le projecteur Pathé-Rural (17,5 mm) (ill. 2). Il présente de nets avantages à la campagne, par rapport au format 35 mm plus répandu : moins lourd, moins cher et pouvant être loué, facilement manipulable, il exige un recul moindre et s’adapte donc plus aisément aux espaces disponibles. Le concurrent américain du Pathé-Rural est le format 16 mm de l’entreprise américaine Eastman Kodak Company, qu’adopte l’entreprise allemande Agfa à la fin de la décennie. Sous l’Occupation nazie, le format 17,5 mm est interdit, laissant la place au 16 mm et, surtout, au 35 mm.
L’arrivée du parlant et d’Hollywood en Europe
Au début des années 1930 s’ouvre une période de mutations, introduite par la crise économique, l’arrivée massive de films hollywoodiens et l’essor du cinéma parlant. Ces nouveaux produits démodent le répertoire existant et deviennent le nouvel horizon d’attente des spectateurs. Les salles sont sonorisées, les projecteurs adaptés et l’industrie se réorganise sous domination américaine, bien que le parlant redynamise les productions françaises ou italiennes. Après Buster Keaton et Charlie Chaplin, Mickey Mouse et les Marx Brothers deviennent des figures culturelles connues partout en Europe. Par la presse et le cinéma, le monde rural s’intègre pleinement à cette culture de masse triomphante. Les contenus, les formats, les séances se standardisent à la campagne comme à la ville, le prix moyen des places baisse et la fréquentation cinématographique ne cesse de croître jusqu’à la fin des années 1950. Au Luxembourg en 1955, on trouve 52 salles dans 24 localités, y compris de petits villages, qui projettent 498 films dont la moitié sont des productions américaines. Cette année-là, un Anglais se rend en moyenne 26 fois par an en salle, un Italien 17 fois, un Allemand de l’Ouest 15 fois. En France, l’ensemble des cinémas compte 411 millions d’entrées en 1957, marquant l’apogée de ce média de masse. En effet, la télévision s’impose à partir des années 1960 dans les salons. Les modes de vie et habitudes culturelles se renouvellent. Toutefois, le cinéma résiste mieux dans les campagnes, où les téléviseurs et autres divertissements concurrents sont moins nombreux. Il y reste longtemps une distraction et un lieu incontournables de la vie sociale et culturelle.