Si la bicyclette est désormais perçue comme un objet typiquement néerlandais, ce n’est pas aux Pays-Bas qu’elle est inventée et qu’elle commence à se populariser. Avant de devenir un symbole national, elle s’inscrit d’abord dans la culture transnationale des loisirs bourgeois, avant d’être adoptée par les ouvriers de nombreux pays pour se rendre au travail. C’est très progressivement qu’on voit apparaître des constructeurs néerlandais et ce qu’on appellera le « vélo hollandais », adapté à la position assise droite et à un usage quotidien grâce à quelques ajustements techniques.
La production de bicyclettes aux Pays-Bas (des années 1880 aux années 1940)
Vers 1890, après quelques décennies de tâtonnements en France et au Royaume-Uni, la « bicyclette de sûreté » prend la forme que nous lui connaissons encore aujourd’hui, avec son cadre diamant et ses pneus en caoutchouc. Les premières à sillonner les routes néerlandaises sont importées d‘Angleterre, puis d’Allemagne. En 1913, par exemple, on importe 100 000 bicyclettes d’Allemagne, soit plus que la totalité de la production néerlandaise. A cela s’ajoute un afflux de bicyclettes américaines à bon marché, ce qui soumet les constructeurs locaux à une concurrence féroce.
Henricus Burgers, qui fonde Burgers E.N.R. (Eerste Nederlandse Rijwielfabriek, Première Usine Néerlandaise de Cycles) à Deventer en 1869, est le premier fabricant néerlandais de bicyclettes. L’entreprise reste en activité jusqu’en 1961. D’autres marques importantes apparaissent ensuite, Fongers en 1884, Simplex en 1890, Gazelle en 1902, Batavus et Phoenix en 1904, Union en 1911, Sparta en 1920, RIH en 1921 et Magneet en 1923. Cette hausse de l’offre locale provoque une chute des importations au début des années 1920. A partir de 1930, presque toutes les bicyclettes vendues aux Pays-Bas sont issues de la production nationale (entre 300 et 400 000 unités par an).
Les années 1920 sont une période de forte croissance. Elles voient la production de bicyclettes passer de 100 000 à 400 000. Comme celles-ci sont de plus en plus fabriquées aux Pays-Bas, les fabricants commencent à les modifier pour créer le « vélo hollandais » typique. Equipé de porte-bagages, avant ou arrière, celui-ci est adapté au transport de biens et, à l’occasion, de passagers. Apparaissent également le carter de chaîne, ainsi qu’un garde-boue sur la roue arrière, alors que la chaîne est rarement protégée dans les autres pays. Ces innovations permettent d’utiliser quotidiennement la bicyclette sans salir ses vêtements
Dès le départ, les constructeurs néerlandais coopèrent. En 1893, six d’entre eux s’associent à douze distributeurs pour créer la « fondation de l’Industrie du cycle » (Nederlandse Vereniging De Rijwiel-Industrie). La fondation promeut la bicyclette néerlandaise, notamment par l’insertion d’encarts publicitaires dans De Kampioen (Le Champion), organe de l’ANWB, principale association de cyclotourisme du pays. Pour inciter le consommateur à préférer les produits néerlandais à ceux d’importation, on choisit des noms de marque faisant référence à la famille royale et à l’histoire nationale (Hollandia, Wilhelmina, Batavus). Cette collaboration dans le secteur de la bicyclette prend la forme d’un cartel à partir des années 1920, quand les entrepreneurs s’entendent pour contrôler les prix. Cela suscite des protestations de la part de l’ANWB, favorable à la libre concurrence en raison de son idéologie libérale. Mais, en dépit de son rôle influent dans d’autres aspects du cyclisme, l’association ne parvient pas à convaincre le gouvernement néerlandais de démanteler ce cartel. Les marques nationales peuvent donc offrir des prix compétitifs pour lutter contre les bicyclettes importées à bas prix. Cela se révèle assez efficace. À la fin des années 1940, quel que soit leur milieu social, les Néerlandais ont les moyens de s’offrir une bicyclette adaptée à un usage quotidien. En 1919, on compte quelque 862 000 bicyclettes en circulation. Ce chiffre passe à 1 750 000 en 1924, puis à 3 300 000 en 1940. Si la production est de plus en plus dominée par les industriels nationaux, elle n’en garde pas moins une dimension internationale : les matériaux de fabrication sont importés, notamment le caoutchouc, récolté aux Indes néerlandaises.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les constructeurs doivent faire preuve d’ingéniosité en raison de la pénurie de matériaux. Pour pallier le manque de caoutchouc par exemple, on trouve des solutions de fortune pour fabriquer des pneus, parfois en utilisant des tuyaux d’arrosage, voire du bois. En outre, de nombreuses bicyclettes sont réquisitionnées par les Allemands. Aussi étrange que cela puisse paraître, la confiscation de ce moyen de transport néerlandais en vient à symboliser la guerre en elle-même aux yeux de la population, qui nourrit un ressentiment tenace à l’encontre de l’occupant.
Diversification et consolidation (depuis les années 1950)
Peu après la guerre, de nombreux constructeurs se lancent aussi dans le nouveau marché du cyclomoteur. A l’origine, il s’agit de bicyclettes ordinaires auxquelles est fixé un petit moteur pour faciliter le pédalage. On parle alors de bicyclettes à assistance motorisée. Comme dans le reste de l’Europe, le cyclomoteur est particulièrement en vogue aux Pays-Bas au début des années 1950. Mais il s’agit généralement de produits d’importation, les constructeurs locaux étant dépassés par la concurrence de marques étrangères, comme le Français Solex, l’Autrichien Puch et l’Allemand Zündapp.
Dans les années 1960-1970, les progrès des connaissances sur les bienfaits de l’exercice physique pour la santé donnent lieu à une hausse spectaculaire de la production et de la vente de vélos de course. Dotés d’un cadre plus léger et d’un plus grand nombre de vitesses que la bicyclette traditionnelle, ceux-ci représentent un marché en pleine croissance pour les industriels néerlandais. Les acteurs nationaux sont toutefois trop nombreux à se disputer ce marché, et l’on assiste à de nombreuses faillites et fusions au cours des années 1960. Des marques anciennes (Juncker, Simplex, Locomotief, ou encore le fabricant de cyclomoteurs Berini) sont absorbées par la holding Gazelle. Batavus fait de même avec Magneet, Fongers et Germaan. Seuls Sparta et Union parviennent à préserver leur indépendance. En effet, par la suite, Gazelle et Batavus sont eux-mêmes rachetés par des fonds d’investissement.
Plus récemment, les entreprises ont trouvé un nouveau marché avec la bicyclette électrique, dont les ventes excèdent désormais celles du vélo conventionnel. Cela offre de nouvelles perspectives pour les constructeurs néerlandais, y compris au niveau international, car les villes européennes sont de plus en plus nombreuses à promouvoir la bicyclette dans leur combat contre la pollution et le changement climatique. Mais si les entreprises néerlandaises sont en première ligne, c’est de Chine que sont importés les cadres de leurs bicyclettes ainsi que de nombreuses pièces. La production nationale a diminué, désormais dépassée par le Portugal, l’Italie et l’Allemagne. Comme à ses débuts il y a 150 ans, la bicyclette est redevenue un produit véritablement transnational.