Malte à l’époque moderne : une place militaire stratégique en Méditerranée (xvie-xviiie siècles)

L’archipel méditerranéen de Malte est gouverné de 1530 à 1798 par l’Ordre chrétien éponyme. Malte connait alors trois périodes distinctes : au xvie siècle, elle est un rempart de la chrétienté contre l’avancée ottomane, jusqu’au Grand Siège de 1565 et à la victoire remportée par la Sainte-Ligue chrétienne à Lépante en 1571. Au xviie siècle, l’Ordre se transforme en police des mers, chargée de défendre les intérêts du commerce chrétien, devenant peu à peu une base corsaire nuisible aux échanges en Méditerranée : Louis XIV y met un terme. Au xviiie siècle, l’île devient une base commerciale, sorte d’avant-port de Marseille. La Révolution française et la nationalisation de ses biens en France privent le Trésor de l’Ordre de la moitié de ses revenus. Lorsque Bonaparte s’y arrête en juin 1798, l’île fortifiée, réputée imprenable, tombe comme un fruit mûr, la population maltaise accueillant les Français comme les libérateurs d’un ordre chevaleresque dont elle ne veut plus.

1-	L’état des fortifications à l’arrivée des Chevaliers (1530) dans Frédéric Lacroix, Malte et le Goze, Firmin Didot, Paris, 1848
1-L’état des fortifications à l’arrivée des Chevaliers (1530) dans Frédéric Lacroix, Malte et le Goze, Firmin Didot, Paris, 1848
2-La chute du Fort Saint-Elme, par Matteo Perez d’Aleccio (National Maritime Museum, Greenwich)
2-La chute du Fort Saint-Elme, par Matteo Perez d’Aleccio (National Maritime Museum, Greenwich)
3- Les fortifications du Grand Port en 1571 (La Valette en rouge) dans F. Lacroix, op. cit.
3- Les fortifications du Grand Port en 1571 (La Valette en rouge) dans F. Lacroix, op. cit.
4- Le Grand Port en 1798, dans F. Lacroix, op. cit.
4- Le Grand Port en 1798, dans F. Lacroix, op. cit.
Sommaire

L’histoire de l’île de Malte à l’époque moderne (fin xve-fin xviiie siècles) se conjugue avec celle l’Ordre de Malte, ordre hospitalier et militaire né peu avant la première croisade (1095-1099) et reconnu comme ordre religieux par le pape en 1113, qui la gouverne de 1530 à 1798.

La fin du XVe siècle et la domination espagnole de l’île

L’archipel maltais, bien que faiblement peuplé et médiocrement fortifié, représente en raison de sa position centrale en Méditerranée un atout stratégique majeur : c’est un verrou permettant de contrôler le passage entre bassins oriental et occidental. Or, ce dernier, dominé par l’Espagne, se trouve dès le début de l’époque moderne menacé par l’expansionnisme ottoman, ainsi que par la montée en puissance des « régences » d’Alger et Tunis, vassales du sultan et dont l’activité économique est fortement dépendante de la guerre de course. Le souverain d’Espagne Charles Quint, doublement préoccupé par les guerres d’Italie et l’essor du protestantisme dans son vaste empire habsbourgeois, n’a pas les moyens de fortifier l’île. Il la confie à un ordre qui vient de subir une grave défaite, et est en passe de disparaître : l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, ordre hospitalier, chevalier et militaire, sorte de milice née de la première Croisade. Chassé de Terre Sainte en 1291, réfugié un temps à Chypre, l’ordre conquiert Rhodes où il reste deux siècles (1310-1523), devenant une redoutable puissance maritime au service de la Chrétienté, avant d’en être chassé par le sultan ottoman Soliman en janvier 1523. Mais la milice, vieille de quatre siècles, n’intéresse désormais plus grand monde, l’heure n’étant plus à la guerre perpétuelle entre la Croix et le Croissant. Personne ne veut l’accueillir, et surtout pas François Ier, si dédié à sa lutte contre Charles Quint qu’il a précisément le projet de faire alliance avec le « Grand-Turc ». Les chevaliers connaissent donc une errance de sept ans en Méditerranée, jusqu’à ce que Charles Quint leur cède Malte, tout en leur imposant un lien de vassalité vis-à-vis de la Sicile (également possession Habsbourg), symbolisé par le fameux « faucon maltais » – chaque année, le jour de la Toussaint, des émissaires du Grand Maître de l’Ordre doivent remettre en main propre au vice-roi de Sicile un faucon, en hommage et reconnaissance de cette vassalité.

L’installation à Malte (1530) et le Grand Siège (1565)

Les Chevaliers, après avoir refusé ce rocher stérile et peu peuplé (plusieurs raids venus d’Ifriqiya – Tunisie – au xve siècle ont dépeuplé et saccagé l’île, notamment en 1429, 1488 et 1526), comprennent qu’ils n’ont d’autre choix : ils s’y installent en 1530, dans l’espoir vain de s’en servir comme base pour reconquérir Rhodes (Fig. 1). Mais Malte, atout stratégique de la politique de l’empereur, ne peut être abandonnée. En effet, l’Espagne de Charles Quint puis de Philipe II, en tentant de soumettre les provinces maghrébines d’Alger et d’Ifriqiya, accumule les revers militaires (Prévéza en 1538, Alger en 1541, Djerba en 1560, puis plus tard Tunis en 1574), si bien que Malte devient essentielle : elle est devenue le dernier maillon de cette frontière de la Chrétienté. Soliman le comprend et lance une impressionnante armada contre Malte en 1565 : 138 galères et 38 000 hommes (Fig. 2). Malgré leur nette supériorité, les Ottomans commettent des erreurs stratégiques qui leur coûtent la victoire. À une époque de vive inquiétude face à l’expansionnisme ottoman, la vieille milice, qui quatre décennies plus tôt a failli disparaître, vient de prouver son utilité aux yeux du monde chrétien, et l’on parle désormais de l’« Ordre de Malte ». Le danger a été tel qu’est mis en œuvre dès 1566 l’immense chantier de construction d’une nouvelle capitale, La Valette (du nom du grand maître de l’Ordre victorieux), dotée de fortifications bien supérieures à celle du château Saint-Ange (Fig. 3).

Une nouvelle vocation : la police des mers

Après cette victoire contre les Ottomans, célébrée en Europe par des Te Deum chantés dans maintes églises, suivie de celle de la Sainte Ligue à Lépante (1571), victoire du monde chrétien encore plus largement célébrée (notamment dans la peinture, la littérature…), le danger ottoman s’éloigne. Il faut donc que la vieille milice continue de prouver qu’elle est indispensable, si elle ne veut pas paraître anachronique. C’est d’autant plus nécessaire que l’unité religieuse de l’Europe se déchire, menaçant celle de l’Ordre qui connaît à cette époque de réelles turbulences. Il lui faut donc asseoir son pouvoir sans s’aliéner la population maltaise, privée de presque tout pouvoir en 1530, ni se trouver en butte aux contre-pouvoirs que représentent sur l’île les trois autres autorités que sont l’inquisiteur (représentant du pape), l’évêque (à la tête du clergé maltais, hostile à l’Ordre), et surtout le suzerain sicilien qui entend rappeler le lien de suzeraineté vis-à-vis de la Sicile à un ordre chevaleresque qui prétend de plus en plus à la souveraineté. Pour ce faire, l’Ordre doit trouver une autre légitimité : après celle de « verrou » contrôlant le détroit de Sicile, sa vocation nouvelle est de se muer en police des mers protégeant les intérêts du commerce en Méditerranée – tout particulièrement ceux des Français, l’Ordre dépendant étroitement de ce royaume, puisque plus de la moitié de ses revenus proviennent de ses commanderies sises en France. Armant de plus en plus de galères en course pour lutter contre les corsaires barbaresques, l’Ordre évolue donc progressivement au cours du xviie siècle. Son activité, initialement défensive, se mue peu à peu en une contre-course prédatrice : l’Ordre finit par nuire aux intérêts du commerce en Méditerranée. Les remontrances réitérées de Louis XIV l’amènent, à la fin du xviie siècle, à la même situation qu’un siècle plus tôt ; il lui faut à nouveau trouver une autre source de légitimité, une utilité réelle dont son sort dépend : les États européens n’acceptent son financement que s’ils y trouvent un intérêt.

La profonde perturbation du commerce liée à l’épidémie de peste de Marseille de 1720 offre à l’île, dotée de bonnes infrastructures portuaires et sanitaires, l’occasion de se transformer en escale du trafic commercial entre l’Europe et l’Empire ottoman. Sa politique douanière attractive, son hôpital et son lazaret permettant une pratique de la quarantaine reconnue pour son efficacité attirent de plus en plus de navires. L’île devient un lieu d’échanges, sorte d’avant-port de Marseille (Fig. 4), pour le plus grand bénéfice des intérêts français, et, sans être une colonie, devient une sorte de protectorat à l’égard duquel Versailles se montre de plus en plus directif.

Mais la tourmente révolutionnaire vient mettre un terme à cette convergence d’intérêts. La nationalisation des biens de l’Ordre par la Législative (1792) ruine ses finances.  En outre, malgré la recherche d’un nouveau protecteur (élection d’un grand maître allemand en 1797, tsar de Russie Paul Ier autoproclamé grand-maître l’année suivante), la milice chrétienne est chassée de Malte en juin 1798 par Bonaparte.  Cela scelle la fin de la prédominance française sur l’archipel. En effet, sur les 28 grands maîtres ayant régné sur l’île entre 1530 et 1798, 11 sont français et la moitié des revenus de l’ordre provient de ce pays. Malte, libérée de la Milice chrétienne, reste deux ans aux mains des Français puis, dès 1800, passe sous contrôle anglais.

L’intérêt stratégique et militaire de l’île a, tout au long de son histoire, poussé les puissances dominantes de Méditerranée à la posséder ou contrôler. L’Angleterre, dans la logique d’un expansionnisme colonial entamé au xviie siècle et accéléré après le traité de Paris de 1763, ne peut ignorer cet atout majeur pour le commerce de l’Orient : l’archipel devient un pion de l’empire britannique, jusqu’à son indépendance en 1964.

Citer cet article

Xavier Labat saint-vincent , « Malte à l’époque moderne : une place militaire stratégique en Méditerranée (xvie-xviiie siècles) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 10/07/24 , consulté le 10/09/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22369

Bibliographie

Blondy Alain et Labat Saint Vincent Xavier, Malte et Marseille au xviiie siècle, La Valette, Fondation de Malte, 2013.

Brogini Anne, Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), Rome, École française de Rome, 2006.

Fontenay Michel, La Méditerranée entre la Croix et le Croissant. Navigation, commerce, course et piraterie (xvie-xixe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2010.

Mallia-Milanes Victor (éd.), Hospitaler Malta, 1530-1798. Studies on Early Modern Malta and the Order of Saint John of Jerusalem, Mireva, Malta, 1993.

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