La Révolution française : « l’étoile du matin de la liberté pour l’Irlande »
Au xviiie siècle, l’Irlande est une pièce maîtresse et un laboratoire colonial dans le système impérial britannique. Sa société est striée de profondes tensions issues des diverses vagues de conquête depuis le xiie siècle. Les riches propriétaires protestants exercent leur domination, ayant exproprié les catholiques, réduits à un statut de minorité légale par les « lois pénales » établies au tournant des xviie et xviiie siècles. De là existe une profonde défiance, synonyme de jacobitisme (soutien à la dynastie Stuart contre l’État britannique hanovrien), chez les catholiques irlandais. Ils regardent vers la France dans l’espoir d’une délivrance venue des mers, même si les élites catholiques, rassemblées dans le Comité catholique, cherchent à prouver leur loyauté pour obtenir une réintégration politique.
Avec la Révolution américaine (1775-1783), l’élite protestante se fissure et un mouvement patriote émerge, les Volontaires, exigeant une autonomie législative pour l’Irlande. Apeuré, le gouvernement anglais la concède en 1778-1782, même si les Volontaires se divisent ensuite devant la question de la ré-inclusion des catholiques dans la cité irlandaise.
La Révolution française est un coup de tonnerre : parce qu’elle montre qu’une nation catholique peut établir un régime de libertés, elle bat en brèche le stéréotype, profondément ancré dans les mentalités protestantes, des catholiques incapes libertatis, « inaptes à la liberté ». Theobald Wolfe Tone (1763-1798), jeune avocat protestant de Dublin, le comprend aussitôt. Il écrit, en juillet 1791, que la Révolution française est « l’étoile du matin de la liberté pour l’Irlande », puisqu’elle rend possible l’alliance entre les presbytériens et les catholiques pour « faire de tous les Irlandais des citoyens et de tous les citoyens des Irlandais ». Ainsi est fondée, à l’automne 1791, la Société des Irlandais unis.
Premières espérances républicaines
Le 18 novembre 1792, dans l’effet de souffle de l’avènement de la république en France, toute la galaxie révolutionnaire atlantique se réunit à l’hôtel White, non loin du Palais-Royal, à Paris, pour un « festin patriotique » célébrant les victoires militaires françaises. Des patriotes anglais, écossais, irlandais, gallois, mais aussi américains, belges, hollandais, prussiens et italiens y portent des toasts aux espoirs de républicanisation de toute l’Europe, synonyme de paix universelle. Dans une adresse présentée à la Convention le 28 novembre, ils appellent les armées françaises à ne déposer les armes que « lorsqu’il n’y aura plus ni tyrans ni esclaves », donnant ainsi naissance à la Société des amis des droits de l’homme (SADH), souvent connue (improprement) sous le vocable de « British Club ».
Entre temps, la Convention a voté le décret du 19 novembre 1792, promettant « fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté ». Point culminant d’un dialogue transmanche et transatlantique intense entre sociétés patriotiques, ce décret s’inscrit dans la continuité de celui du 26 août 1792 voté par l’Assemblée nationale conférant la citoyenneté française à dix-huit Britanniques, Américains, Italiens, Hollandais, Suisses ou Allemands. Ce faisant, la France incarne l’horizon d’attente républicain et inscrit son combat dans un projet universel, contre-modèle de l’Empire libéral et autoritaire britannique.
Les Irlandais comptent parmi les membres les plus actifs de la SADH. Au moins dix-sept d’entre eux ont signé l’adresse à la Convention (sur cinquante signatures) et plusieurs futurs chefs des Irlandais unis sont présents au « festin patriotique », notamment les frères Henry et John Sheares (avocats protestants de Dublin) mais aussi Edward FitzGerald, frère du duc de Leinster, un proche de Thomas Paine (1737-1809), auteur de Common Sense (1776), qui fut décisif dans le déclenchement de la Révolution américaine, et de Rights of Man (1791 et 1792), ouvrage qui défend la Révolution française. La SADH devient le paravent d’une conspiration pour reformer les Volontaires et, avec le soutien matériel de la France, obtenir l’indépendance de l’Irlande ce qui entraînerait alors par effet domino la républicanisation de l’Écosse et de l’Angleterre. Parallèlement, les Defenders, société secrète catholique au recrutement populaire, se transforment de jacobites en jacobins et entrent eux aussi en contact avec la France, préparant une insurrection générale.
Edmund Burke (1729-1797) alerte le gouvernement anglais. Le député irlandais voit en effet dans la « Révolution de France » l’expression locale d’un phénomène beaucoup plus large, la « maladie française », qui contamine tout l’espace atlantique et contre lequel il faut s’immuniser. La Couronne parvient à désamorcer le péril en provoquant la rupture avec la France en janvier-février 1793 tout en conjuguant mesures de répression et politique d’inclusion des catholiques irlandais qui reçoivent le droit de vote aux élections parlementaires, mais pas celui d’être élus. Ainsi, l’insurrection espérée n’a pas lieu et les émeutes désorganisées qui éclatent en juin 1793 dans toute l’Irlande sont rapidement réprimées.
L’Irlande : conscience républicaine de la France
Ce premier échec est suivi d’un rendez-vous manqué en 1794 lorsque Archibald Hamilton Rowan (1751-1834), le plus célèbre des Irlandais unis, s’échappe de sa prison dublinoise après avoir été impliqué avec William Jackson, un prêtre anglican irlandais envoyé par la France en Angleterre puis en Irlande pour y sonder le soutien éventuel des populations en cas d’invasion française. En France, Rowan rencontre le Comité de salut public, mais tombe malade peu après. Lorsqu’il se rétablit, thermidor a eu lieu et les projets de soulèvement aidé par la France restent sans suite.
Theobald Wolfe Tone relance l’idée d’un soutien français à un soulèvement irlandais. Exilé aux États-Unis, il arrive en France en février 1796 comme « ambassadeur incognito » des Irlandais unis et du Comité catholique, lui-même en relation avec les Defenders qui, dans leurs serments, prêtent à présent allégeance aux « États-Unis de France et d’Irlande ». Tone convainc le Directoire de renoncer à son projet de chouannerie en Irlande qui réifiait les stéréotypes anticatholiques attachés aux Irlandais, ne voyant en eux que de possibles « Chouans » mais pas des républicains. C’est donc sous le commandement du général Lazare Hoche (1768-1797) qu’est lancée l’expédition navale de décembre 1796 devant aider les Irlandais à établir une république indépendante. Les forces britanniques sont prises de court, mais une tempête disperse les navires français, empêchant le débarquement.
Les Irlandais unis connaissent alors leur apogée tant la république n’a jamais semblé autant à leur portée. Pourtant, l’année 1797 est celle des rendez-vous manqués, comme en mai-juin lorsque les mutineries paralysent la Navy britannique. Ce n’est qu’en 1798, à la faveur du soulèvement déclenché en juin, par désespoir face à la campagne de répression méthodique du gouvernement de Dublin, qu’une série de nouvelles expéditions est hâtivement mise sur pied. Trop peu, trop tard : seul le général Humbert (1767-1823) parvient avec un millier de soldats à l’ouest de l’Irlande. La République du Connaught est proclamée, mais elle disparaît après la défaite de Humbert face aux troupes anglaises du général Cornwallis. La répression fait environ 30 000 morts.
Pourtant, l’espoir de la république perdure. Robert Emmet (1778-1803) l’incarne lors du soulèvement de 1803, qui aurait dû avoir lieu en même temps qu’un soulèvement en Angleterre, mené par Edward Marcus Despard (1751-1803), officier irlandais de l’armée britannique. Exilé en France après 1798, Emmet a sollicité en vain Bonaparte pour obtenir l’aide de la France. Dans son dernier discours, Emmet se sent obligé de réfuter l’accusation d’avoir voulu livrer l’Irlande à la France bonapartiste, synonyme d’impérialisme.