Le choix des parrains et marraines dans l'Europe catholique moderne : un enjeu social et religieux 

Dans l'Europe catholique de l'époque moderne, le parrainage et le compérage (soit le lien entre les parents de l'enfant, d'une part, et le parrain et la marraine, d'autre part) constituent une véritable parenté, dite spirituelle. Celle-ci s'ajoute aux liens de consanguinité et d'alliance pour former une composante fondamentale des réseaux que tissent les individus et les familles. Le choix des personnes mobilisées dépend du nombre de parrains et marraines acceptés par les usages locaux et tolérés par les autorités religieuses, mais il découle aussi des stratégies socio-relationnelles, économiques et politiques des couples parentaux. Les normes prescrites lors du concile de Trente, en réduisant le quorum de parents spirituels, tentent de limiter les violations de l'interdit de relations sexuelles et matrimoniales au sein de la parenté spirituelle et l'instrumentalisation profane du parrainage. Dans un premier temps, cette option renforce paradoxalement la part des choix clientélaires, majoritairement extérieurs à la parentèle des baptisés. Cependant, au cours de l'époque moderne et singulièrement au xviiie siècle, les choix intrafamiliaux progressent, traduisant une modification des logiques stratégiques du parrainage

Ill. 1 Nombre moyen de parrains et marraines par enfant baptisé. Paroisse Sant'Ulderico, Ivrée (Italie) 1473-1615
Ill. 1 Nombre moyen de parrains et marraines par enfant baptisé. Paroisse Sant'Ulderico, Ivrée (Italie) 1473-1615 Source : Guido Alfani, Padri, padrini, patroni. La parentela spirituale nella storia, Venise, Marsilio, 2006, p. 120. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Le multiparrainage, majoritairement masculin, domine à Ivrée avant le concile de Trente. La nouvelle norme tridentine entraîne une réduction sensible du nombre de parents spirituels dès 1564, mais elle se fait surtout au détriment des marraines dans un premier temps. Il faut attendre 1586 pour que la population adopte pleinement le modèle du couple parrain/marraine.
Ill. 2 Joseph Christophe, Baptême du dauphin Louis, fils de Louis XIV, 24 mars 1668, © 2016 Musée du Louvre, Dist. GrandPalaisRmn / Christophe Fouin
Ill. 2 Joseph Christophe, Baptême du dauphin Louis, fils de Louis XIV, 24 mars 1668, © 2016 Musée du Louvre, Dist. GrandPalaisRmn / Christophe Fouin. Source : collections.louvre.fr.
Ondoyé à sa naissance en novembre 1661, le dauphin Louis est baptisé à l'âge de six ans au château de Saint-Germain-en-Laye, en présence de toute la famille royale. Son parrain est le pape Clément IX, représenté par le cardinal de Vendôme, légat a latere, et sa marraine est sa grand-tante, la reine d’Angleterre douairière, Henriette-Marie de France, veuve du décapité Charles Ier d’Angleterre et fille d’Henri IV, qui est représentée par la princesse de Conti douairière (Anne-Marie Martinozzi). Ces parrainages prestigieux témoignent du rang de l'enfant et illustrent les priorités diplomatiques de Louis XIV, en particulier sa volonté de se présenter en chef de file des souverains catholiques en Europe.
Ill. 3 Distribution (en %) par rang des parrains des enfants de pères dépourvus de titre ou avant-nom à Voghera (Italie) au XVIe siècle.  Source : Guido Alfani, Padri, padrini, patroni. La parentela spirituale nella storia, Venise, Marsilio, 2006, p. 156. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Ill. 3 Distribution (en %) par rang des parrains des enfants de pères dépourvus de titre ou avant-nom à Voghera (Italie) au XVIe siècle. Source : Guido Alfani, Padri, padrini, patroni. La parentela spirituale nella storia, Venise, Marsilio, 2006, p. 156. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.
La réduction du quorum de parrains par enfant baptisé, adoptée lors du concile de Trente, conduit les familles populaires de Voghera à privilégier des choix verticaux. La proportion de parrains qualifiés de Signore dans les actes passe de moins d'un cinquième jusque dans la décennie 1560 à plus de la moitié à la fin du XVIe siècle.
 Ill. 4 Proportion de parrains et marraines portant le même patronyme que les pères ou mères de leurs filleuls. Aubervilliers (Île-de-France), XVIe-XVIIIe siècles Source : Camille Berteau, Vincent Gourdon, Isabelle Robin-Romero, “Godparenthood: driving local solidarity in Northern France in the Early Modern Era. The example of Aubervilliers families in the sixteenth-eighteenth centuries”, The History of the Family, 2012, 17, 4, p. 452-467, p. 461.
Ill. 4 Proportion de parrains et marraines portant le même patronyme que les pères ou mères de leurs filleuls. Aubervilliers (Île-de-France), XVIe-XVIIIe siècles Source : Camille Berteau, Vincent Gourdon, Isabelle Robin-Romero, “Godparenthood: driving local solidarity in Northern France in the Early Modern Era. The example of Aubervilliers families in the sixteenth-eighteenth centuries”, The History of the Family, 2012, 17, 4, p. 452-467, p. 461.
La proportion de parrains et marraines appartenant à la parenté de leurs filleuls augmente en France pendant l'époque moderne. Dans le village d'Aubervilliers, près de Paris, le mouvement est particulièrement sensible dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Sommaire

Dans l’Europe catholique de l'époque moderne, le baptême est un sacrement qui engendre de véritables liens de parenté, dite « spirituelle », entre les parties impliquées. Les liens qui unissent un parrain ou une marraine à l'enfant baptisé (paternitas spiritualis, ou parrainage) et au père et à la mère de celui-ci (compaternitas spiritualis, ou compérage) se situent à l’intérieur du cercle de la parenté, contrairement à d’autres formes de relations, par exemple celles établies par le témoignage au mariage, ce qui leur donne un contenu spécifique et une pertinence sociale supérieure.

Cependant, à la différence des liens de parenté « naturelle », ceux de parenté spirituelle ne sont pas hérités ; ils résultent d'un choix et, à ce titre, peuvent être comparés à ceux de l’alliance matrimoniale, à la nuance près que la parenté spirituelle n’engage que les individus concernés par le baptême : filleuls, parents, parrains et marraines, et non toutes leurs parentés respectives. Le choix des parrains est d'autant plus crucial, voire stratégique, que les rapports sociaux ainsi créés, formels et rituellement protégés par la sacralité du rite baptismal, sont « publics » : la relation de compérage se noue devant la communauté. Cette publicité garantit le maintien du lien réciproque dans le futur et permet de l'exhiber face à des tiers.

Une fois ces rapports établis publiquement et devant Dieu, les personnes concernées se trouvent engagées par une série de règles sociales propres à cette forme de relation. Tous sont tenus d’afficher leur solidarité et de montrer un esprit d’entraide, et, plus largement, de s'engager dans une relation d’« amitié » qui se traduit par des termes d’adresses particuliers (« compère », « commère ») et des attitudes plus ou moins familières.

Modèles de parrainage

Qui sélectionner ? Le choix des parrains et marraines dépend d'abord du nombre de parents spirituels donnés au baptisé, qui offre plus ou moins d'options. Au début du xvie siècle règne à cet égard une grande diversité de pratiques. Au niveau local ou régional perdurent différents modèles qui se définissent par la quantité de parents spirituels attribués à chaque enfant, mais aussi par le niveau d'équilibre entre parrains et marraines, le tout pouvant varier selon le sexe du baptisé. À Voghera ou à Turin (Italie), par exemple, la grande majorité des baptêmes comptent entre deux et quatre parrains, mais aucune marraine. En France, divers diocèses méridionaux suivent le modèle du couple (un parrain et une marraine), mais la moitié Nord est plutôt dominée par un modèle ternaire, dans lequel l'enfant dispose de deux parents spirituels de son sexe et d'un troisième du sexe opposé, modèle que l'on retrouve en Angleterre.

Le clergé tolère avec difficulté le multi-parrainage. À ses yeux, il ne répond pas à une logique religieuse, mais traduit une volonté d'accumuler des soutiens profanes, y compris au plan matériel, dès lors que parrains et marraines doivent offrir des présents à ceux qui les ont sollicités et honorés. En outre, la multiplication des liens de parenté spirituelle, qui entraînent des interdits de mariage, pose d'importants problèmes, soit en bloquant des projets d'alliance, soit en entraînant des incestes spirituels lorsque les familles passent outre, par ignorance plus ou moins volontaire. C'est à ce titre que, dans le décret Tametsi de 1563, les pères du concile de Trente (1545-1563) décident de réduire l'extension sociale de la parenté spirituelle, en ne reconnaissant plus la fraternité spirituelle entre les baptisés et les enfants de leurs parrains et marraines, mais surtout en n'admettant désormais qu'un parent spirituel par enfant, ou à la rigueur deux, de sexes différents.

À l'issue du concile, un processus de normalisation des pratiques s'enclenche dans l’ensemble du monde catholique. Achevé dès les décennies 1570-1580 en Italie du Nord (Ill. 1), il ne s'impose que dans le premier tiers du xviie siècle en France, en raison des Guerres de religion (1562-1598), qui freinent l'adoption des normes tridentines dans les diocèses, et des réticences des communautés locales, heurtées dans leurs stratégies relationnelles. Au final, seuls deux modèles se maintiennent : celui du couple (un parrain et une marraine), systématique en France sous l'Ancien Régime, et le mono-parrainage – tantôt masculin, tantôt féminin, avec un lien tendanciel au sexe du baptisé –, souvent présent sur un mode minoritaire comme dans le diocèse de Lugo (Espagne), mais parfois majoritaire, comme à Murcie ou à Rome au xviiie siècle.

Un compérage stratégique

Pour le clergé, la mission première des parents spirituels est de garantir l'éducation catholique de leurs filleuls. C'est pourquoi les statuts synodaux édictés par les évêques définissent quelques critères basiques : être catholique, de bonne moralité et confirmé, ou du moins assez âgé et instruit religieusement pour tenir son rôle. Mais sont prévues des dispenses, par exemple au profit de parrains encore enfants, qui offrent une certaine souplesse.

Cette dernière est d'autant plus nécessaire que les familles ont une conception beaucoup plus instrumentale du parrainage. Par leurs choix, elles entendent construire ou affermir des réseaux sociaux protecteurs ou utiles. Le parrainage peut ainsi renforcer des alliances politiques (Ill. 2), ou encore apaiser un conflit entre grandes familles ou entre voisins. Il permet de stimuler un lien d’amitié et d'entraide, dans ou hors de la famille. 

Au plan économique, il répond à de multiples enjeux tels que la protection d’intérêts complémentaires, la formalisation et la protection rituelle des liens d’affaires, l’intermédiation économique et l’accès aux informations, l’établissement de relations de patronage ou de clientèle, le soutien financier et matériel des parrains aux filleuls. Notons qu'il est quelquefois aussi une manifestation dévotionnelle ou le moyen d’exercer sa charité, soit en parrainant un filleul pauvre, soit en faisant parrainer son propre enfant par un mendiant, comme lors du baptême de Montesquieu en 1689.

Vers le parrainage familial

Au début de l'époque moderne, l'approche stratégique du parrainage, centrée sur des compères utiles pour le couple parental, favorise des sollicitations extérieures à la parenté. La réduction tridentine du quorum conforte même le phénomène, en focalisant leur choix sur des supérieurs sociaux (Ill. 3) : maîtres, négociants, officiers, propriétaires terriens, etc. En ville, les familles populaires, surtout lorsqu'elles sont migrantes et, en conséquence, moins pourvues en parentèles locales, usent du parrainage pour construire leur intégration sociale. Minoritaire à l'échelle de la société, le parrainage intrafamilial s'observe donc surtout au sein des élites, pour lesquelles la parenté forme une ressource cruciale qu'il convient de cultiver.

Mais la situation évolue. Des études au long cours menées en France (Aubervilliers, Charleville, La Rochelle), en Espagne (Lugo) ou en Italie (Ivrée, Nonantola) indiquent une mobilisation croissante de la parenté, qui s'accélère au xviiie siècle (Ill. 4), rejoignant un mouvement plus global de « familialisation » des réseaux sociaux à cette époque, c’est à dire de renforcement de la place de la parenté en leur sein. En France, où le processus s'amorce parmi les baptêmes de filles, le parrainage intrafamilial l'emporte à la fin de l'Ancien Régime. En fin observateur, Louis-Sébastien Mercier note dans le Tableau de Paris (1783) que l'on impose le parrainage « aux plus proches parents, quand on n'est pas brouillé avec eux » et qu’« en général, le temps du compérage est passé ». Dans d'autres pays catholiques, comme l'Italie, le mouvement est plus lent et ce seuil n’est franchi qu'au xixe siècle, voire après 1945 selon les lieux.

Citer cet article

Vincent Gourdon , « Le choix des parrains et marraines dans l'Europe catholique moderne : un enjeu social et religieux  », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 14/03/25 , consulté le 22/04/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22543

Cette notice est publiée sous licence CC-BY 4.0. La licence CC-BY signifie que les publications sont réutilisables à condition d’en citer l’auteur.

Bibliographie

Alfani Guido, Padri, padrini, patroni. La parentela spirituale nella storia, Venise, Marsilio, 2006.

Alfani Guido, Gourdon Vincent (eds.), Spiritual Kinship in Europe 1500-1900, Londres, Palgrave, 2012.

Alfani Guido, Gourdon Vincent et Robin, Isabelle (dir.), Le parrainage en Europe et en Amérique. Pratiques de longue durée (xvie-xxie siècles), Bruxelles, Peter Lang, 2015.

Fine Agnès, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Paris, Fayard, 1994.

Gonzàlez López Tamara, El padrinazgo bautismal en la diócesis de Lugo (ss. XVI-XIX), Saint-Jacques de Compostelle, Andavira, 2019.

Recommandé sur le même thème

Illustration 1. William Hogarth (1697-1764), La dénonciation, vers 1729, huile sur toile 50.2 cm x 66 cm (Dublin, National Gallery of Ireland).
Illustration 1. William Hogarth (1697-1764), La dénonciation, vers 1729, huile sur toile 50.2 cm x 66 cm (Dublin, National Gallery of Ireland). Source : Wikimedia Commons. Dans sa veine satyrique, le peintre montre une jeune femme enceinte devant un juge accusant abusivement un homme riche d’être le père de son enfant.
/sites/default/files/styles/opengraph/public/image-opengraph/EHNE%20open%20graph%20basique_3.jpg?itok=By6Tv3yw

Ne manquez aucune nouveauté de l’EHNE en vous abonnant à nos newsletters :

The subscriber's email address.
Gérez vos abonnements aux lettres d’information
Sélectionnez la newsletter à laquelle vous souhaitez vous abonner.