Dans l’Europe catholique de l'époque moderne, le baptême est un sacrement qui engendre de véritables liens de parenté, dite « spirituelle », entre les parties impliquées. Les liens qui unissent un parrain ou une marraine à l'enfant baptisé (paternitas spiritualis, ou parrainage) et au père et à la mère de celui-ci (compaternitas spiritualis, ou compérage) se situent à l’intérieur du cercle de la parenté, contrairement à d’autres formes de relations, par exemple celles établies par le témoignage au mariage, ce qui leur donne un contenu spécifique et une pertinence sociale supérieure.
Cependant, à la différence des liens de parenté « naturelle », ceux de parenté spirituelle ne sont pas hérités ; ils résultent d'un choix et, à ce titre, peuvent être comparés à ceux de l’alliance matrimoniale, à la nuance près que la parenté spirituelle n’engage que les individus concernés par le baptême : filleuls, parents, parrains et marraines, et non toutes leurs parentés respectives. Le choix des parrains est d'autant plus crucial, voire stratégique, que les rapports sociaux ainsi créés, formels et rituellement protégés par la sacralité du rite baptismal, sont « publics » : la relation de compérage se noue devant la communauté. Cette publicité garantit le maintien du lien réciproque dans le futur et permet de l'exhiber face à des tiers.
Une fois ces rapports établis publiquement et devant Dieu, les personnes concernées se trouvent engagées par une série de règles sociales propres à cette forme de relation. Tous sont tenus d’afficher leur solidarité et de montrer un esprit d’entraide, et, plus largement, de s'engager dans une relation d’« amitié » qui se traduit par des termes d’adresses particuliers (« compère », « commère ») et des attitudes plus ou moins familières.
Modèles de parrainage
Qui sélectionner ? Le choix des parrains et marraines dépend d'abord du nombre de parents spirituels donnés au baptisé, qui offre plus ou moins d'options. Au début du xvie siècle règne à cet égard une grande diversité de pratiques. Au niveau local ou régional perdurent différents modèles qui se définissent par la quantité de parents spirituels attribués à chaque enfant, mais aussi par le niveau d'équilibre entre parrains et marraines, le tout pouvant varier selon le sexe du baptisé. À Voghera ou à Turin (Italie), par exemple, la grande majorité des baptêmes comptent entre deux et quatre parrains, mais aucune marraine. En France, divers diocèses méridionaux suivent le modèle du couple (un parrain et une marraine), mais la moitié Nord est plutôt dominée par un modèle ternaire, dans lequel l'enfant dispose de deux parents spirituels de son sexe et d'un troisième du sexe opposé, modèle que l'on retrouve en Angleterre.
Le clergé tolère avec difficulté le multi-parrainage. À ses yeux, il ne répond pas à une logique religieuse, mais traduit une volonté d'accumuler des soutiens profanes, y compris au plan matériel, dès lors que parrains et marraines doivent offrir des présents à ceux qui les ont sollicités et honorés. En outre, la multiplication des liens de parenté spirituelle, qui entraînent des interdits de mariage, pose d'importants problèmes, soit en bloquant des projets d'alliance, soit en entraînant des incestes spirituels lorsque les familles passent outre, par ignorance plus ou moins volontaire. C'est à ce titre que, dans le décret Tametsi de 1563, les pères du concile de Trente (1545-1563) décident de réduire l'extension sociale de la parenté spirituelle, en ne reconnaissant plus la fraternité spirituelle entre les baptisés et les enfants de leurs parrains et marraines, mais surtout en n'admettant désormais qu'un parent spirituel par enfant, ou à la rigueur deux, de sexes différents.
À l'issue du concile, un processus de normalisation des pratiques s'enclenche dans l’ensemble du monde catholique. Achevé dès les décennies 1570-1580 en Italie du Nord (Ill. 1), il ne s'impose que dans le premier tiers du xviie siècle en France, en raison des Guerres de religion (1562-1598), qui freinent l'adoption des normes tridentines dans les diocèses, et des réticences des communautés locales, heurtées dans leurs stratégies relationnelles. Au final, seuls deux modèles se maintiennent : celui du couple (un parrain et une marraine), systématique en France sous l'Ancien Régime, et le mono-parrainage – tantôt masculin, tantôt féminin, avec un lien tendanciel au sexe du baptisé –, souvent présent sur un mode minoritaire comme dans le diocèse de Lugo (Espagne), mais parfois majoritaire, comme à Murcie ou à Rome au xviiie siècle.
Un compérage stratégique
Pour le clergé, la mission première des parents spirituels est de garantir l'éducation catholique de leurs filleuls. C'est pourquoi les statuts synodaux édictés par les évêques définissent quelques critères basiques : être catholique, de bonne moralité et confirmé, ou du moins assez âgé et instruit religieusement pour tenir son rôle. Mais sont prévues des dispenses, par exemple au profit de parrains encore enfants, qui offrent une certaine souplesse.
Cette dernière est d'autant plus nécessaire que les familles ont une conception beaucoup plus instrumentale du parrainage. Par leurs choix, elles entendent construire ou affermir des réseaux sociaux protecteurs ou utiles. Le parrainage peut ainsi renforcer des alliances politiques (Ill. 2), ou encore apaiser un conflit entre grandes familles ou entre voisins. Il permet de stimuler un lien d’amitié et d'entraide, dans ou hors de la famille.
Au plan économique, il répond à de multiples enjeux tels que la protection d’intérêts complémentaires, la formalisation et la protection rituelle des liens d’affaires, l’intermédiation économique et l’accès aux informations, l’établissement de relations de patronage ou de clientèle, le soutien financier et matériel des parrains aux filleuls. Notons qu'il est quelquefois aussi une manifestation dévotionnelle ou le moyen d’exercer sa charité, soit en parrainant un filleul pauvre, soit en faisant parrainer son propre enfant par un mendiant, comme lors du baptême de Montesquieu en 1689.
Vers le parrainage familial
Au début de l'époque moderne, l'approche stratégique du parrainage, centrée sur des compères utiles pour le couple parental, favorise des sollicitations extérieures à la parenté. La réduction tridentine du quorum conforte même le phénomène, en focalisant leur choix sur des supérieurs sociaux (Ill. 3) : maîtres, négociants, officiers, propriétaires terriens, etc. En ville, les familles populaires, surtout lorsqu'elles sont migrantes et, en conséquence, moins pourvues en parentèles locales, usent du parrainage pour construire leur intégration sociale. Minoritaire à l'échelle de la société, le parrainage intrafamilial s'observe donc surtout au sein des élites, pour lesquelles la parenté forme une ressource cruciale qu'il convient de cultiver.
Mais la situation évolue. Des études au long cours menées en France (Aubervilliers, Charleville, La Rochelle), en Espagne (Lugo) ou en Italie (Ivrée, Nonantola) indiquent une mobilisation croissante de la parenté, qui s'accélère au xviiie siècle (Ill. 4), rejoignant un mouvement plus global de « familialisation » des réseaux sociaux à cette époque, c’est à dire de renforcement de la place de la parenté en leur sein. En France, où le processus s'amorce parmi les baptêmes de filles, le parrainage intrafamilial l'emporte à la fin de l'Ancien Régime. En fin observateur, Louis-Sébastien Mercier note dans le Tableau de Paris (1783) que l'on impose le parrainage « aux plus proches parents, quand on n'est pas brouillé avec eux » et qu’« en général, le temps du compérage est passé ». Dans d'autres pays catholiques, comme l'Italie, le mouvement est plus lent et ce seuil n’est franchi qu'au xixe siècle, voire après 1945 selon les lieux.