La présence minoritaire mais en forte hausse des enfants nés hors des liens du mariage dans les sociétés du xviiie siècle a suscité bien des inquiétudes et discours chez les contemporains et intéresse aujourd’hui les historiens.
Des illégitimes plus nombreux qu’autrefois
Dans toute l’Europe moderne, la part des illégitimes a longtemps oscillé entre 1 et 5 % des naissances. Il est vraisemblable qu’une plus grande intolérance et un nombre moindre de ces naissances hors mariage ait caractérisé le xviie siècle, temps de la réforme catholique et de l’établissement des pays protestants, mais, au cours du xviiie siècle, ce taux est en forte hausse. À la fin du siècle, l’illégitimité représente 4,4 % des naissances à Anvers, 7,5 % à Genève, 7 % à Londres. En France, le taux moyen de 10,6 % qui caractérise les moyennes et grandes villes cache de fortes disparités : à Paris, on compte 8,6% de naissances illégitimes en 1713-1722 et 18,2% un siècle plus tard, alors qu’à Lille on atteint 12,5% en 1785. Une partie de ces naissances n’est pas imputable à la seule population urbaine. En effet, les villes offrent à certaines jeunes femmes des campagnes un refuge pour accoucher discrètement. Les variations régionales sont telles que l’illégitimité rurale est parfois supérieure à celle des villes : elle atteint un quart des naissances aux Pays-Bas ou en Écosse au début du xixe siècle.
Au-delà d’importantes variations des contextes locaux, les explications avancées par les historiens combinent des facteurs sociaux, culturels et religieux dans un temps de recul de l’âge au mariage (autour de 25 ans) et de transformations du marché du travail (développement des activités manufacturières et de service, circulation accrue des travailleurs). L’installation des jeunes gens par le mariage est rendue plus difficile en raison de la croissance générale de la population. Durant les longues années de fréquentation avant leur union, les jeunes couples peuvent être tentés par des relations sexuelles équivalentes d’un « mariage à l’essai », alors que le contrôle exercé par les parents, la communauté et les instances religieuses est moins serré qu’autrefois. Des historiens ont aussi suggéré des changements dans les pratiques sexuelles de ces jeunes ; la pénétration devenant plus fréquente aurait eu des effets sur le nombre des grossesses illégitimes et les conceptions prénuptiales, en hausse également. Si « révolution sexuelle » il y a, elle se fait en faveur des hommes, car les filles ne parviennent plus à épouser ceux avec lesquels elles ont eu des relations sexuelles ; les mariages dits de réparation que les curés, les pasteurs et les parents parvenaient à conclure auparavant deviennent plus difficiles du fait même du relâchement de leur autorité. En outre, nombre de filles nouvellement arrivées en ville sont isolées et sans recours, quand leur séducteur, un garçon ou bien leur maître, se défile malgré les promesses faites pour les convaincre de céder à leurs avances.
Des enfants réputés sans famille
Nés du « commerce illicite » de leurs parents, les bâtards sont dans la société chrétienne les fruits du péché. Le droit civil et canon les classe en trois catégories : les enfants naturels nés de deux célibataires, les adultérins dont un des parents est marié et les incestueux dont les parents sont liés par un lien de parenté proche. Leur statut juridique les place hors de la parenté. L’origine sociale des parents influe toutefois sur leur devenir, car s’ils ne peuvent hériter de leurs père et mère, un don ou un legs particulier peut assurer leur avenir.
Suivant l’adage « qui fait l’enfant doit le nourrir », les autorités locales recherchent les pères pour les faire contribuer à l’entretien de leur progéniture afin de ne pas la laisser à la seule charge de la mère ou de la communauté. Pour cela, les filles sont incitées à déclarer leur grossesse et le père (Ill. 1). Cependant, la condition des filles « séduites et abandonnées » se dégrade au xviiie siècle en Italie, en Angleterre, en France ou encore à Genève. Elles ont plus de difficultés à se faire entendre par les juges ; leur seule parole ne résiste plus face aux exigences de preuves écrites et aux dénégations du père dénoncé. Le déshonneur et la difficulté d’élever un enfant seule en travaillant les contraignent à abandonner leur nouveau-né.
Les historiens ont longtemps insisté sur le stigma social qui pèse sur ces enfants supposés porteurs de vices et rejetés pour le danger moral qu’ils font courir à la société, et sur leur abandon, sans voir ceux qui ont pu être intégrés au foyer d’un de leur parent. C’est le cas pourtant de 60 % des bâtards à Genève. Marc, né en 1757, a grandi entre sa mère et son beau-père, un citoyen horloger de la ville. L’exemple invite à nuancer la perception et la gestion de l’illégitimité dans les sociétés du xviiie siècle. L’intégration, ni parfaite ni complète, n’en fait cependant jamais les égaux des enfants légitimes de leur père ou de leur mère. Seul le mariage de leurs parents naturels peut les légitimer.
Enjeux et débats du siècle autour de ces enfants sans famille
Le premier enjeu est social et financier. Il faut recueillir et élever les enfants illégitimes abandonnés. La question est d’autant plus sensible au xviiie siècle qu’avec la croissance des naissances hors mariage et la misère constante, l’Europe connaît aussi une augmentation des abandons d’enfants. De nombreuses villes dans les pays catholiques sont équipées depuis longtemps d’hôpitaux réservés aux abandonnés (Florence, Milan, Madrid, Paris), dans lesquels ils sont élevés avec une proportion variable d’enfants légitimes (10 à 50 %), mais des fondations nouvelles voient le jour à Londres en 1739, grâce à l’action du philanthrope Thomas Coram (1668-1751) ou bien à Moscou en 1763, à la demande de Catherine II. Le financement de ces maisons est un souci constant. Leur existence même est source de critiques : la présence d’un hôpital spécialisé n’encouragerait-elle pas l’immoralité et l’abandon ?
Le deuxième enjeu, celui de leur survie, est démographique et politique. La mortalité de ces enfants abandonnés le plus souvent à la naissance est beaucoup plus forte que celle des autres. Parmi ceux recueillis par les grands hôpitaux, entre 70 et 80 % meurent avant un an. L’état de santé de leur mère pendant la grossesse, les conditions de leur naissance puis de l’abandon accroissent les risques, tout comme les conditions du voyage jusqu’au domicile de la nourrice à qui il est confié par l’hôpital.
Les médecins et les administrateurs des hôpitaux ont pris conscience de cette surmortalité. Dès le milieu du siècle, la lutte pour le maintien et/ou la réforme des secours aux abandonnés s’accompagne de multiples efforts pour leur « conservation » comme l’on dit alors. Surtout, au temps des Lumières, dans un contexte de crainte de dépopulation, de débats sur l’éducation et le rôle de l’État, leur destin préoccupe un grand nombre d’auteurs. Qu’ils soient acquis aux idées mercantilistes ou libérales, tous affirment la nécessité de sauver ces enfants de la mort et de les éduquer, eu égard aux avantages que l’État pourrait en retirer. Comme l’indique le titre de l’essai de l’ecclésiastique Joaquin de Uriz en 1801, il faut les rendre « utiles à l’État et à la religion » (Ill. 2). Non seulement leur survie permettrait l’accroissement de la population, mais ils pourraient aussi former un vivier de colons et une réserve de soldats et de marins, comme Anglais et Français l’ont maintes fois exposé. George King, un enfant illégitime du Foundlings Hospital, le seul qui a écrit ses mémoires (Ill. 3), a ainsi servi les ambitions britanniques contre la France. Engagé dans la Navy en 1804, il a participé à la bataille de Trafalgar en 1805 sous les ordres de l’amiral Nelson.
Les droits de ces enfants suscitent aussi de nouvelles réflexions. Pendant la Révolution en France, leur statut fait l’objet d’une réforme radicale, mais éphémère, qui en fait les héritiers de leurs parents à égalité avec les enfants légitimes et on débat à l’assemblée d’une loi sur l’adoption pour les intégrer dans des familles. De telles idées sont appelées à se concrétiser au cours des xixe et surtout xxe siècles.