La diffusion de la pomme de terre en Europe de l’Ouest à l’époque moderne : un aliment devenu global

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La culture de la pomme de terre se diffuse du xvie au xviiie siècle en Europe à un rythme chaotique. Rapidement adoptée par certaines populations, elle se heurte, en particulier en France, à une série de préjugés. Le primat céréalier et la superstition expliquent les réticences du peuple qui voit en elle le « fruit du diable » en raison de sa proximité botanique avec la belladone ou la mandragore. Cet aliment possède pourtant une valeur nutritionnelle importante. Partout, la pomme de terre est d’abord donnée aux animaux puis, peu à peu, elle devient la nourriture des déshérités, comme en témoigne en 1645 le peintre Murillo dans son tableau représentant San Diego nourrissant les pauvres à Séville. Défendu par les agronomes et les pouvoirs publics à toutes les échelles, le tubercule finit par triompher et fait reculer le spectre des famines.

Parmentier offre des fleurs de pommes de terre à Louis XVI et Marie-Antoinette en promenade à Versailles (Gravure, <em>Le Petit Journal</em>, supplément du dimanche, 10 mars 1901). Source&nbsp;:&nbsp;<a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7164254/f5.item.zoom#" target="_blank">gallica.bnf.fr / BnF.</a>
Parmentier offre des fleurs de pommes de terre à Louis XVI et Marie-Antoinette en promenade à Versailles (Gravure, Le Petit Journal, supplément du dimanche, 10 mars 1901). Source : gallica.bnf.fr / BnF.
« Le petit paysan et les pommes de terre », gravure allemande anonyme, fin XVIII<sup>e</sup>-début XIX<sup>e</sup> s., Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel. Source&nbsp;:&nbsp;<a href="http://diglib.hab.de?grafik=graph-a1-2201nn" target="_blank">diglib.hab.de</a>
« Le petit paysan et les pommes de terre », gravure allemande anonyme, fin XVIIIe-début XIXe s., Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel. Source : diglib.hab.de
Illustration extraite de <em>Rariorum plantarum historia</em> (1601) de Charles de l’Écluse. Source&nbsp;:&nbsp;<a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96522z/f456.item " target="_blank">gallica.bnf.fr / BnF.</a>
Illustration extraite de Rariorum plantarum historia (1601) de Charles de l’Écluse. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
Esteban Murillo, San Diego de Alcala nourrissant les pauvres, 1645-1646, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Madrid.
Esteban Murillo, San Diego de Alcala nourrissant les pauvres, 1645-1646, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Madrid. Source : wikipedia.org
Sommaire

La pomme de terre (solanum tuberosum) est originaire de la cordillère des Andes, où elle est cultivée depuis 8 000 ans. Les peuples de l’altiplano l’ont rendue comestible par des opérations de détoxification ; ils mettent également au point la technique de conservation par déshydratation naturelle de l’espèce sauvage (chuño). Grâce à ses 400 variétés locales, la pommes de terre est, avec le maïs, à la base de l’alimentation du monde inca lors de la découverte des Amériques. Trois siècles plus tard, le villageois du Maine Louis Simon (1741-1820) déclare : « J’ai vu le commencement des trufles ou pommes de terre ; les premières étaient rouges et longues. Elles étaient plus douces […]. Je ne dirai rien du bien que nous fait ce fruit ; tout le monde le connait dans ce pays ici ». Malgré des réticences initiales, la pomme de terre s’est alors diffusée dans toute l’Europe.

Circulation, diffusion et globalisation d'un aliment nouveau : les voies espagnoles et britanniques

Les conquistadors découvrent la pomme de terre en 1537 et la nomment tumas (truffe). En 1553, le chroniqueur Pedro de Cieza de Léon (vers 1520-1554) lui donne le nom de papas. Elle arrive d’abord en Espagne dans les ports de Séville et Cadix, mais aussi aux Canaries, d’où elle est expédiée aux Pays-Bas espagnols (Anvers). On la trouve à Malaga ou en Galice, cuite au four ou sous la cendre, puis au Pays basque, d’où elle passe ensuite en France. En Italie, la diffusion des papas s’effectue depuis la fin du xvie siècle sous l’impulsion des papes et tout au long du xviie grâce aux réseaux monastiques, comme celui des Carmes déchaux du couvent Saint-Anne de Gênes. Cet aliment avait aussi des vertus thérapeutiques supposées ; en 1565, le roi d’Espagne Philippe II (1556-1598) envoie, en vain, des plants au pape Pie IV (1559-1565) pour lutter contre la fièvre des marais.

Cette culture se développe en Suisse depuis Bâle puis dans tous les cantons. Le climat alpin permet une facile adaptation et à la fin du xviie siècle, la pomme de terre est cultivée partout et remplace souvent le blé. Dans les Pays-Bas méridionaux, elle est principalement introduite depuis l’Espagne et s’observe dans la région de Dixmude et d'Ypres puis s’étend dans tout le reste du pays à l’aube du xviiie siècle.

La culture du kartoffel se diffuse dans l’espace germanique à partir du milieu du xviie siècle, d’abord dans le Brandebourg et en Bavière. L’Europe orientale (Pologne, Russie) n’est pas touchée avant le début du xixe siècle et seuls les colons allemands y cultivent la pomme de terre.

Le raid de Francis Drake (vers 1540-1569) sur Carthagène en 1586 est à l’origine d’un autre axe de diffusion, car il ramène des plants en Angleterre. En Irlande, la culture se généralise rapidement sur les terres peu fertiles laissées par les Anglais aux Irlandais. Le succès est tel qu’on peut presque parler de monoculture. La pomme de terre devient la base de l’alimentation, en particulier dans les classes populaires. Leur grande dépendance à cette culture devient un désastre avec l’épidémie du mildiou (1845-1851) qui provoque une très grave famine, un million de morts et l’émigration de 2 millions d’individus.

A l’exception du Vivarais, de la Franche-Comté, du Dauphiné, de la Lorraine et des Vosges, la France se trouve très en retard sur le reste de l’Europe. Il faut attendre la deuxième moitié du xviiie siècle pour voir le tubercule quitter les guérets au profit d’une culture « en grand ».

Entre préjugés et rempart face aux disettes

Objet de préjugés, la pomme de terre est d’abord la nourriture des animaux et des pauvres ; sa diffusion est ralentie pendant plus d’un siècle. Le parlement de Paris décide même d’interdire sa culture dans le nord du royaume en 1748, car elle est supposée transmettre la lèpre.

Les inconvénients liés à sa consommation expliquent sa lente diffusion. La pomme de terre est peu digeste en raison de l’amidon persistant après cuisson et provoque des flatulences. Pire encore, son goût est d’une fadeur indépassable ! On conseille donc de l’accompagner de sauces ou d’épices. La dîme sur sa culture est fortement contestée et donne lieu à de nombreux procès dans l’empire des Habsbourgs, car un placard édité par Charles Quint au milieu du xvie siècle stipulait qu’on ne devait pas payer de dîme sur les cultures nouvelles. Le cas de l’actuelle Belgique montre qu’il a fallu un siècle pour que le tubercule s’impose dans cet espace, sur une distance de 200 à 300 km, soit une vitesse de 2 à 3 km par an.

Il faut attendre le milieu du xviiie siècle pour assister à des initiatives locales qui la promeuvent, souvent pour prévenir la disette. En Bretagne, le magistrat rennais La Chalotais, et dans le Léon, J.-F. de la Marche, surnommé « l'évêque des patates », sont précurseurs, de même que Marguerite de Bertin dans le Périgord. Lors de la terrible disette de 1770-1771, les intendants multiplient les initiatives, comme celle de Turgot dans le Limousin. Dans le Haut-Maine, province plutôt pauvre, le bureau royal d’agriculture du Mans, créé en 1761, mène une action décisive. Sous la houlette de Véron du Verger (1695-1780), des propriétaires terriens tentent de nombreuses expériences pour nourrir leur bétail, représentatives de celles menées à l’échelle européenne. Dès 1768, pour soulager la misère au Mans, on procède avec succès à la panification de pommes de terre à l’abbaye Mauriste de Saint-Vincent. En campagne, on trouve la patate irlandaise (petite et blanche) à Fillé et la patate américaine (longue et rouge) dans le domaine de Mme de Montesson à Douillet-le-Joly (1771), qui avait vu les esclaves la cultiver à Saint-Domingue, où elle avait passé son enfance.

À la suite de ces initiatives individuelles, les travaux pionniers des botanistes permettent aux États d’imposer tardivement leur puissance pour accélérer des changements de comportements alimentaires.

Le rôle décisif des agronomes et des pouvoirs publics

Les premières études botaniques sont réalisées en 1596 par le Bâlois Gaspard Bauhin (1560-1624) et par l’Anglais John Gerard (1545-1612). Charles de l’Écluse (1526-1609) contribue à diffuser la connaissance scientifique de l’espèce depuis l’Italie jusqu’au Saint Empire et aux Pays-Bas espagnols. En France, Olivier de Serre (1539-1619) en publie la description dans Le théâtre d'agriculture et mésnage des champs en 1601. Mais il faut attendre la seconde moitié du xviiie siècle pour que la pomme de terre devienne un enjeu de sécurité alimentaire pour les États.

En Angleterre, ce n’est qu’en 1795 que le ministère de l’agriculture fait distribuer des brochures sur sa culture pour faire face à la famine. En Prusse, Frédéric II (1740-1786) en impose la culture à grande échelle en 1756 pour nourrir une population croissante. En France, Antoine Parmentier (1737-1813), pharmacien aux armées, découvre la pomme de terre durant la Guerre de Sept Ans (1757-1763) : c’est son principal aliment lorsqu’il est fait prisonnier et il en comprend vite l’intérêt. En 1773, il publie un Examen chymique des pommes de terre, apportant une caution scientifique à ce qui se savait déjà. Il contribue également à populariser le tubercule en faisant visiter ses cultures au couple royal. Louis XVI, dit-on, accepta d’en porter une fleur à sa boutonnière pour lever l’appréhension du peuple, toujours réticent à consommer les produits cultivés en pleine terre.

Alimentation du bétail puis de l’homme, cultivée dans les jardins puis à grande échelle, la pomme de terre trouve peu à peu sa place dans les cultures paysannes européennes. L’historien Fernand Braudel ne signale que deux espèces en 1752, on en compte sept en 1757 et neuf en 1770. La lente conquête du continent par la pomme de terre fait disparaître le spectre des famines et permet par la suite de nourrir les populations issues de la transition démographique – si bien adoptée parfois que les conséquences sont dramatiques comme le montre la Grande famine irlandaise.

Citer cet article

Benoît Hubert , « La diffusion de la pomme de terre en Europe de l’Ouest à l’époque moderne : un aliment devenu global », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 25/05/23 , consulté le 22/03/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22104

Bibliographie

Christian Ferault, « Histoire de la pomme de terre (Solanum tuberosum) : des Andes à la conquête du monde », Actes du Colloque scientifique SNHF « Les Plantes en voyage »,‎ 1er juin 2018, p. 58-64 [En ligne : https://www.snhf.org/evenements/colloque-scientifique-plantes-voyage/]

Marc de Ferriere Le Vayer et Jean-Pierre Williot (dir.), La pomme de terre de la Renaissance au xxie siècle, Presses Universitaires de Rennes, Presses universitaires François Rabelais, 2011, 414 pages.

Benoît Hubert, « Truffle, patate, pomme de terre ou pois de terre dans le Haut-Maine dans la seconde moitié du xviiie siècle. Culture nouvelle, culture identitaire ? », Bulletin de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts de la Sarthe, Mémoires année 2016, paru en 2017, p. 60-115.

Anne Muratori-Philip, Parmentier, Paris, Plon, 2006, 2e éd. [1e éd. 1994], 398 pages.

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