La collection AOROC : explorer les sites archéologiques en 3D
La collection numérique AOROC a été mise en œuvre par le laboratoire d’Archéologie et Philologie d’Orient et d’Occident (AOROC) pour permettre aux chercheurs et aux amateurs de visualiser en 3D plusieurs objets et sites archéologiques, d’époques et de cultures diverses (étrusque, gauloise, romaine...), retrouvés autour du bassin méditerranéen. Il s’agit ce faisant de rendre ces objets et ces sites accessibles au plus grand nombre et de faciliter leur étude : dans des sites obscurs comme les grottes, les détails sont difficilement visibles à l’œil nu et il est plus facile de les discerner en les représentant sur un modèle 3D. Il s’agit également de favoriser une pratique « non invasive » de l’archéologie, en protégeant autant que possible les sites anciens de toute dégradation humaine afin de les préserver à destination des générations futures (Ill. 2).
Ces reconstitutions 3D mobilisent plusieurs technologies de pointe. La photogrammétrie permet tout d’abord de recréer le volume d’un espace grâce à une multitude de prises de vues photographiques. Les archéologues reconstituent ensuite les matériaux qui composent le site afin d’en proposer une reproduction aussi fidèle que possible à la réalité. Les modèles 3D sont enfin déposés sur le site d’hébergement et de lecture Sketchfab. Au moyen du pavé tactile ou de la souris de leur ordinateur, les internautes peuvent alors visiter les sites archéologiques, se déplacer autour des objets et zoomer sur des détails des reconstitutions.
Cette collection numérique permet par exemple la visite virtuelle d’un lieu de culte chrétien datant du iiie siècle de notre ère : la grotte de Pan à Ainos (aujourd’hui Enez en Turquie). La grotte avait d’abord été utilisée à l’époque grecque pour le culte des divinités chthoniennes, liées au monde souterrain. À l’entrée de la grotte figurent ainsi des reliefs, très abîmés, représentant Pan et les nymphes. C’est à partir du iiie siècle que la grotte accueille un culte chrétien : la répression accrue envers le christianisme qui sévit alors dans l’Empire romain conduit en effet les communautés chrétiennes à dissimuler leurs rituels aux yeux du pouvoir. Lorsque l’empereur Constantin se convertit au christianisme après sa victoire du Pont Milvius (312) et accorde aux chrétiens la liberté de culte (313), cette dissimulation n’a plus lieu d’être. La grotte devient alors une crypte funéraire chrétienne, comme le montre la présence de tombes chrétiennes datant de l’époque byzantine (Ill. 1).
La christianisation des lieux de culte
Le choix d’une grotte pour implanter ce lieu de culte paléochrétien ne s’explique pas uniquement par les persécutions anti-chrétiennes du iiie siècle : l’image des premiers chrétiens se réfugiant sous terre pour prier, notamment dans les célèbres catacombes de Rome, relève surtout du mythe, entretenu au xixe siècle par des auteurs romantiques tel Chateaubriand dans son épopée Les Martyrs, ou le triomphe de la religion chrétienne (1809). En vérité, les grottes sont principalement choisies pour leur rôle de sépulture, et pour concurrencer les cultes polythéistes qui s’y étaient implantés : si la grotte dite de la Nativité, à Bethléem, fait l’objet d’un culte chrétien attesté dès le iiie siècle de notre ère, alors même que rien dans les textes bibliques n’indique que Jésus-Christ soit né dans une grotte, c’est probablement parce que les grottes abritaient déjà des cultes polythéistes, dont la célébration de la Nativité a pris le relais (Ill. 3).
Le choix, à Ainos, d’une grotte consacrée au dieu Pan pour implanter un culte chrétien n’a donc rien d’anodin, et l’on connaît de nombreux cas semblables où des lieux de cultes chrétiens ont succédé à d’anciens sanctuaires polythéistes, notamment dans la partie orientale de l’Empire romain. À tel point que le folkloriste Émile Nourry (1870-1935), alias Pierre Saintyves, en avait fait en 1907 une règle générale dans son ouvrage Les Saints successeurs des Dieux : la christianisation de l’Empire romain serait passée par l’appropriation des anciens lieux de culte, dont les divinités païennes auraient été chassées au profit de saints chrétiens.
Cette lecture des débuts du christianisme s’appuie notamment sur la littérature des Vies de saints, qui mettent fréquemment en scène ce type de succession, tel Vie et Miracles de sainte Thècle, un texte composé au ve siècle par un prêtre au sujet de cette sainte qui aurait prêché à Séleucie d’Isaurie, au ier siècle de notre ère, après avoir été convertie par saint Paul en personne. Le texte décrit la lutte entre sainte Thècle et le héros guérisseur païen Sarpèdonios, « qui avait pris le nom d’un démon et gagné une réputation d’oracle et de devin, et qui, pour cette raison, passait pour être un dieu auprès des esprits faibles ». La sainte ne tarde pas, bien sûr, à l’emporter, et sa victoire se traduit aussitôt par la christianisation du lieu de culte auparavant consacré à Sarpèdonios : « Il a même quitté, je pense, le tombeau et l’emplacement qui lui appartenaient, laissant à de simples hommes dans la pauvreté, qui s’adonnent aux prières et supplications, ce lieu, dont je ne sais s’il faut l’appeler tombeau ou temple, pour être désormais une demeure de Dieu. ». De même, Sainte Thècle déloge Athéna et Zeus de leurs lieux de culte pour les placer respectivement sous l’autorité du Christ et de saint Paul.
Outre les Vies de saints, on retrouve en Égypte la trace de cette conversion des lieux de culte païens dans un discours du patriarche Cyrille d’Alexandrie aux moines du monastère de la Métanoia, en l’an 414 de notre ère. Il vient alors de décider le transfert à Ménouthis (près de Canope), sur l’emplacement d’un sanctuaire dédié à la déesse guérisseuse Isis medica, des reliques de deux saints eux aussi guérisseurs, Cyr et Jean, dont le culte est censé supplanter le précédent : « Que se présentent donc ceux qui s’égaraient autrefois [...]. Après avoir donc piétiné les fables de vieilles et les charlataneries obsolètes des sorciers, qu’ils aillent trouver les authentiques et célestes médecins que Dieu tout-puissant a gratifiés du pouvoir de guérir, selon ses mots : “Guérissez les malades : vous avez reçu gratis, donnez gratis”. »
On sait toutefois aujourd’hui que ce discours comme les Vies de saints ne donnent qu’une vision tronquée et déformée de la conversion des lieux de culte païens, qui n’a pas été partout la règle et s’est rarement jouée du jour au lendemain. Le christianisme devient certes au début du ive siècle la religion favorisée par l’empereur, mais Constantin continue de tolérer les cultes païens, et les lieux de culte du christianisme et du paganisme cohabitent souvent pendant plusieurs siècles. Dans de nombreux sanctuaires grecs, tels Delphes et Olympie, les vestiges paléochrétiens attestent ainsi une installation chrétienne, d’abord modeste, à proximité des sanctuaires, qui déclinent progressivement, faute d’entretien. C’est le plus souvent dans un second temps, après une phase d’abandon longue parfois de plusieurs siècles, que les temples païens sont reconvertis en églises : ainsi par exemple du Panthéon, à Rome, christianisé au viie siècle seulement, après deux siècles de désaffection.