Les manuscrits sont l’âme de l’humanisme, son inspiration et son objectif. Le mouvement met au cœur de son entreprise la production d’un nouveau type de livres, écrits dans un latin et dans une mise en page rénovés (ou « ressuscités »). Mais pour pouvoir envisager de tels ouvrages, encore faut-il disposer de livres anciens à imiter. Les activités des humanistes reposent donc sur un projet de mise au jour des manuscrits à travers l’Europe. Ces hommes s’imaginent coupés de l’Antiquité classique et se donnent la mission de découvrir des œuvres qui n’ont plus été vues (disent-ils) depuis des siècles. En mettant en scène cette quête couronnée de succès, ils exagèrent toutefois le caractère héroïque de leur démarche, ainsi que l’état déplorable de la connaissance avant eux.
Les textes antiques, païens comme chrétiens, imprègnent en effet toute la culture savante de la chrétienté médiévale. Les noms de plupart des Anciens qu’on célèbre à la Renaissance sont connus pendant les siècles qui la précèdent. Le Moyen Âge connaît Cicéron, l’auteur romain le plus apprécié des humanistes, pour quelques-uns de ses traités philosophiques et de ses discours. Parmi les Grecs, Aristote est connu depuis le xiiie siècle par tout l’Occident, qui l’appelle simplement « Le Philosophe » et le lit dans des traductions littérales. Les humanistes, au premier rang desquels Leonardo Bruni (1370-1444), se moquent de ces traductions et leur substituent les leurs. Il demeure cependant qu’ils ne partent pas d’une table rase : ils continuent une longue tradition d’étude des classiques.
Non seulement les humanistes du xve siècle sont bien plus redevables au travail des savants du Moyen Âge qu’ils veulent bien l’admettre, mais leur travail de redécouverte connaît un précédent immédiat. À Florence, le cercle étroit de Bruni a une attitude ambiguë face aux « Trois couronnes » de la cité : Dante, Boccace et Pétrarque. Ils reconnaissent toutefois avec respect le rôle pionnier des deux derniers dans la quête des textes anciens. C’est vraisemblablement Boccace qui découvre à la bibliothèque du monastère de Monte Cassino un exemplaire des œuvres de de l’historien romain Tacite, datant de la moitié du xie siècle. À Pétrarque, revient d’avoir remis en circulation les lettres de Cicéron à Atticus, en les copiant à partir d’un manuscrit de la cathédrale de Vérone. Coluccio Salutati, le parrain du cercle humaniste de Bruni, poursuit leurs recherches à la génération suivante. Qu’ils aient cru ou non à la nouveauté de leur démarche, en matière d’archéologie des documents, Bruni et sa génération restent redevables de ces prédécesseurs.
C’est un autre protégé de Coluccio Salutati qui prend la plus grande part de cette redécouverte : le Pogge (Poggio Bracciolini, 1380-1459). Envoyé au concile de Constance (1414-1418), il voyage des années durant à travers les monastères de Suisse, d’Allemagne et de France, inspectant leurs collections. À l’occasion d’une de ces tournées, avec deux de ses compagnons (l’archéologie documentaire n’était pas toujours une activité solitaire), il visite l’abbaye de Saint Gall et y trouve un exemplaire complet de l’Institutio oratoria de Quintilien, œuvre jusqu’alors uniquement connue à l’état de fragments. Enthousiasmé par cette découverte, le Pogge écrit alors une lettre à son compatriote Guarino da Verona (1416), dans laquelle il fait du manuscrit une victime à sauver :
"Au milieu d’un incroyable quantité de livres, nous avons trouvé Quintilien sain et sauf, quoique souillé de poussière et de pourriture. Car ces livres étaient enfermés dans un cachot sinistre, au fond d’une des tours, où on n’aurait pas envoyé un condamné à mort."
Les humanistes se voient ainsi comme les sauveurs de ces manuscrits malmenés et considèrent parfois le vol comme un moyen honorable de mener à bien cette mission.
L’Institutio de Quintilien est loin d’être le seul texte sauvé par le Pogge. Il rapporte notamment en Italie une série de discours de Cicéron qu’on avait oubliés. Il les découvre en 1414 à l’abbaye de Cluny – peut-être mis sur cette piste par l’érudit français Nicolas de Clamanges († 1437). C’est là un point important : entre eux, les humanistes se targuent de retrouver les textes perdus ; mais le fait qu’ils n’aient pas pu avoir accès à un texte jusqu’alors ne signifie en rien que d’autres ailleurs étaient dans la même ignorance.
Parmi les humanistes, les années 1410-1420 marquent un temps fort de l’archéologie documentaire, et pas seulement grâce aux textes importés du nord des Alpes par le Pogge. Au sud-ouest de Milan, dans la bibliothèque de la cathédrale de Lodi, l’évêque Gerardo Landriani († 1445) découvre, en 1421, un manuscrit capital pour le projet humaniste : il contient trois traités rhétoriques de Cicéron qui (comme celui de Quintilien) n’étaient jusqu’alors connus qu’à l’état de fragments. Tout aussi importants, les textes grecs deviennent plus facilement accessibles – aussi bien ceux des philosophes païens que ceux des Pères de l’Église. Pour les obtenir, il faut traverser l’Adriatique et se rendre sur les terres de Byzance. 1423 est une année faste : l’humaniste sicilien Giovanni Aurispa (1376-1459) rentre de Constantinople avec des centaines de manuscrits, dont 238 renfermant des textes de l’Antiquité païenne.
L’archéologie des documents ne s’arrête pas avec les années 1420. Lors du concile suivant, à Bâle, Aurispa parcourt à son tour l’Allemagne et trouve les Panegyrici latini à la cathédrale de Mayence. Au milieu du siècle, l’élection de l’humaniste Tommaso Parentucelli au trône de Pierre sous le nom de Nicolas V (1447-55) favorise d’autres expéditions vers des bibliothèques hors d’Italie : Enoch d’Ascoli est envoyé aussi loin qu’au Danemark et rapporte de Hersfeld (Hesse) à Rome la Germania de Tacite. D’autres fragments de ses Annales ne refont surface qu’aux alentours de 1508, après la découverte d’un manuscrit à Corvey (Westphalie), rapidement acquis par le pape Léon X (1513-1521).
L’entreprise est sans fin : les humanistes ne pourront jamais retrouver tout ce qu’ils espéraient. Du de Re publica, un des plus importants traités philosophiques de Cicéron qu’ils hissent au sommet de leurs priorités, ils ne recouvrent qu’une seule partie. On croit le repérer, on tente de le reconstituer à partir d’autres documents, mais rien de significatif n’aboutit avant 1819 et, aujourd’hui encore, le texte demeure incomplet – tout comme les œuvres de Tite Live, de Tacite et de tant d’auteurs classiques.
Le travail des humanistes ne s’arrête pas à la mise en circulation des textes redécouverts à travers l’Europe. Grâce au nombre croissant des œuvres et des exemplaires, on prend conscience du caractère parfois très inexact des copies disponibles. De là naît une réflexion sur la nécessité de corriger et d’expliquer les textes – ce qu’on appelle la philologie et qui est, peut-être, la contribution la plus originale de l’humanisme. Mais l’archéologie des documents est surtout, pour les humanistes, l’occasion de se poser en héros, chassant, retrouvant et ramenant à la civilisation la nourriture de tout travail intellectuel. Cette rhétorique est si efficace que certains cherchent à se faire une place dans ce mouvement – y compris quand ils n’y ont aucune part. C’est par exemple le cas d’Enea Silvio Piccolomini, futur pape Pie II (1458-1464), qui déclare avoir découvert une traduction de Thucydide à Londres à ses correspondants supposés comprendre qu’il n’en est rien. Il sera difficile pour les générations suivantes de saisir ce jeu de faux-semblant. Les efforts d’Annius de Viterbe († 1502), à la fin du siècle, sont plus franchement destinés à tromper son monde : il publie des fragments de textes qu’il prétend avoir redécouvert, mais qui s’avéreront être des faux créés de toutes pièces. Sa méthode est peut-être douteuse, mais pour certains, son intention est sincère : elle renvoie au rêve humaniste de l’archéologie documentaire.