En 1812, le philologue Christian Gottlob Heyne (né en 1729) est retrouvé mort dans son cabinet de travail, à Göttingen. Sur son bureau, quatre lettres cachetées prêtes à partir pour Paris, Saint-Pétersbourg, Copenhague et Breslau. Tous les après-midis, Heyne consacrait trois heures à son courrier, debout devant son pupitre. On estime qu’il écrivait ainsi plus de mille lettres par an.
Le portrait du savant dévoué à sa correspondance s’inscrit au début du xviiie siècle dans une histoire déjà longue. Depuis l’émergence de la République des lettres au xvie siècle, la pratique épistolaire répond à la fois à un impératif pratique, celui de partager les données de la réflexion savante, et à une représentation idéale, celle d’une communauté unie par une éthique de civilité et de réciprocité, sur le modèle proposé par Érasme. Au xviiie siècle, la pratique prend pourtant un tour nouveau. L’amélioration des réseaux routiers et l’intensification des mobilités accélèrent une partie des communications. Les correspondances forment alors des massifs impressionnants, dont la partie passive (lettres reçues) est généralement mieux conservée que la partie active (lettres envoyées). Avec 17 000 lettres, celle du médecin bernois Albrecht von Haller (1708-1777) est exceptionnelle, tandis que les 3 000 lettres de Leonhard Euler (1707-1783), les 2 300 lettres de Jean d’Alembert (1717-1783) ou les 1 500 lettres d’Alessandro Volta (1745-1827) constituent des cas de figure plus courants. Les évolutions du monde savant pèsent aussi sur la pratique épistolaire. Loin d’en diminuer l’importance, les nouvelles formes de sociabilité (académies) et d’information (périodiques) en transforment les usages. Le statut de « membre correspondant » des académies participe au prestige des savants étrangers. Les rédacteurs des journaux sont tributaires des réseaux épistolaires qu’ils réussissent à mobiliser. En 1707, l’abbé Bignon (1662-1743) sollicite les plus célèbres savants de son temps au service du Journal des savants, comme Hans Sloane (1660-1753), le secrétaire de la Royal Society à Londres, le mathématicien Gottfried Leibniz (1646-1716) à Hanovre, ou d’autres moins connus comme le naturaliste Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733) à Zurich, dont il espère « quelques correspondances de savants ou de libraires chez les Grisons et dans le Tyrol, en Bavière et en Autriche ».
Les correspondances savantes des Lumières peuvent être abordées de plusieurs manières, selon que l’on considère la lettre comme un lien, comme un écrit ou comme un objet.
Les liens épistolaires
La lettre tisse un lien entre deux individus géographiquement éloignés. Entre eux, l’espace a une épaisseur accrue par le coût des services postaux, la lenteur des transports, les perturbations liées aux conflits européens. Pour contourner ces obstacles, les savants font souvent appel à des voyageurs professionnels, militaires, diplomates, religieux, ou profitent du voyage d’une de leurs connaissances. Les mobilités savantes démultiplient ainsi les occasions d’écrire et de s’écrire, comme en témoignent les lettres envoyées par Charles Grossart de Virly (1754-1805), magistrat et chimiste amateur, tout au long de son Grand Tour minéralogique en Europe. La localisation des individus compte aussi. Assez isolé à Dijon, le chimiste Louis Guyton de Morveau (1737-1816) entretient des correspondances plus régulières qu’Antoine Lavoisier (1743-1794), immergé dans la sociabilité parisienne. Saisies à l’échelle européenne, les circulations épistolaires mettent ainsi en évidence des dynamiques territoriales complexes.
Les liens noués par la lettre ne sont pas toujours forts. C’est davantage leur grande volatilité qui frappe : il faut de l’énergie pour entretenir une correspondance. La majorité des échanges s’épuisent après quelques lettres, les relations soutenues dans le temps sont rares, parfois maintenues à bout de bras par des lettres d’étrennes. Les correspondances ne sont pas bâties sur des relations d’égalité, assez fictives dans cette république savante très hiérarchisée par les positions institutionnelles et par la notoriété intellectuelle, mais elles sont entretenues tant que chacun des deux correspondants y trouve un intérêt : compléter une collection de plantes ou de monnaies antiques, rassembler des observations astronomiques, faire connaître ses travaux et s’informer de ceux des autres, se procurer des livres inaccessibles à ses libraires habituels. Ainsi les lettres voyagent-elles en parallèle de paquets dont elles annoncent le départ, l’attente ou la réception. Humphrey Sibthorp (1712-1797), directeur du jardin botanique d’Oxford, réussit en 1748 à établir une correspondance avec Haller en lui promettant des graines pour le jardin de Göttingen et les dernières parutions anglaises de médecine et de botanique. La correspondance dure neuf ans, mais elle n’est pas essentielle pour Haller. Ses correspondants londoniens, le marchand Collinson et le médecin de la reine, Sir John Pringle, lui fournissent des nouvelles bien plus fraîches de la vie scientifique anglaise. C’est ainsi par Pringle qu’Haller reçoit, avant tous les savants continentaux, le récit de James Cook à son retour d’expédition en 1771.
La représentation graphique des correspondances, sous la forme de toiles d’araignée enchevêtrées (rendues évolutives grâce aux outils des humanités numériques), met en évidence l’existence de communautés épistolaires aux liens très forts, comme la petite « république des botanistes » qui émerge à partir des années 1740. Ses grandes figures, Albrecht von Haller, le Suédois Carl von Linné (1707-1778) et l’Anglais Joseph Banks (1743-1820), président de la Royal Society, entretiennent une trame compacte de correspondances, avec leurs prolongements coloniaux – cruciaux pour l’enrichissement des collections européennes. Les réseaux de ces trois patrons ne se superposent pas, les écarts reflétant leur conception particulière, plus ou moins ouverte, de la botanique.
La lettre, lieu de travail et objet de papier
Les correspondances savantes peuvent aussi être envisagées comme un observatoire de la science « en train de se faire ». La lettre n’y est jamais un simple brouillon : elle est toujours engagée dans une mise en scène du travail savant et dans une rhétorique de la civilité lettrée. Dans le cadre des controverses les plus tendues, comme celles qui entourent le calcul de la trajectoire de la Lune par le mathématicien Alexis Clairaut (1713-1765) ou la question de l’irritabilité lancée par Haller, les lettres participent aussi à former des alliances et à organiser la réception des travaux dans l’espace public scientifique, celui des journaux et des académies.
Enfin, la lettre est un objet de papier, manipulé, annoté, recopié, découpé, qui appartient à l’histoire matérielle du travail intellectuel. Le médecin Antonio Vallisneri (1661-1730) résume sur les lettres des patients les avis médicaux qui lui sont demandés ; Lavoisier inscrit dans les blancs de la lettre le brouillon de sa réponse qui est ensuite copiée par son secrétaire. Les lettres reçues sont souvent rassemblées en liasses, par nom de correspondant, ou rangées avec les papiers de travail dans des portefeuilles thématiques, qui témoignent d’autres types d’usages. Ce que l’historien appelle, aujourd’hui, « correspondance savante », n’a alors rien d’un monolithe : c’est une matière vivante, en partie conservée et exhibée pour manifester l’étendue des réseaux, en partie détruite pour éviter les indiscrétions et, comme l’écrit le comte de Buffon (1707-1788), l’ensevelissement du savant sous ses papiers.