Partitions chorégraphiques et apogée de la Belle danse
À l’époque moderne, la danse est enseignée aux élites, formées dans les collèges jésuites, réputés pour leurs ballets allégoriques et édifiants ; mais elle est, dans le même temps, dénigrée dans les discours religieux défendant la tempérance et la morale. Les monarques veillent à la décence et dans les cours se pratique la noble et « Belle danse », caractérisée par la grâce et l’harmonie des figures exécutées en cadence, emblématique de la danse française, placée sous l’autorité de l’Académie royale de danse (ARD, 1661).
Dans l’opéra italien, dominant en Europe, les ballets ne forment que des intermèdes entre les actes et dans le final. Ils adoptent le style grotesque des masques de la commedia dell’Arte, ou celui all’italiana mêlant mime, pas virtuoses et sauts acrobatiques, ou encore le style sérieux alla francese. L’inclusion de la danse dans les opéras est une spécificité de l’opéra de Lully (1632-1687). Dans chaque acte de ses tragédies en musique, les danses, qu’il s’agisse de cérémonies religieuses ou de célébrations de la paix, expriment l’idéal d’harmonie obtenu grâce au souverain.
Pierre Beauchamps, directeur de l’ARD, invente une écriture de la danse, publiée en 1700 dans la Chorégraphie ou l'Art de décrire la Dance par caractères, figures et signes démonstratifs – choré renvoie aux corps et graphie aux dessins géométriques dans l’espace. Cette innovation permet de graver et de conserver en Recueils de Danses les plus célèbres entrées de ballet. Pour chacune sont mentionnés le nom de l’opéra, le lieu où elle a été dansée, les interprètes et le type de danse : bourrée, musette, gaillarde, canarie, loure, sarabande, rigaudon, gigue, et menuet (le plus pratiqué tout au long du siècle). Grâce à cette écriture, les danses peuvent, comme la musique, se transmettre.
Sur chaque partition, les demi-cercles indiquent l’emplacement des solistes au début de la danse (Ill.1). Les trajets à parcourir, symétriques, sont scandés de petits traits correspondant aux mesures de musique, dont la portée est en haut. De part et d’autre, sont tracés les pas et positions, sur lesquels se greffent des indications de plier, relever, sauter. Complétés par le compositeur André Campra (1660-1744), les Fragments de M. de Lully (1702) forment un « ballet », œuvre chantée et dansée à entrées séparées, qui alterne styles français et italien.
Des maîtres de danse de toute l’Europe traduisent et s’approprient la Chorégraphie : John Weaver (Londres, 1706), Gottfried Taubert, The Rechtschaffener Tantzmeister (Leipzig, 1718), Giambattista Dufort, Trattato di ballo nobile (Naples, 1728), Kellom Tomlinson (Londres, 1735). Pablo Minguet en Espagne, Pierre Dubreil à Munich et Gaetano Grossatesta en Italie publient leurs propres compositions. En 1725, lorsque paraît Le Maître à danser de Pierre Rameau, la Belle danse connaît son apogée : F. Lancelot a recensé 539 pièces manuscrites ou gravées en Europe, une source précieuse pour les recréations d’opéras baroques.
Diversité et succès des danses théâtrales
Les Délices Théâtraux de Gregorio Lambranzi (Nuremberg, 1716) offrent un aperçu des trésors des danses théâtrales française, anglaise, hollandaise, germanique et italienne. Chaque planche présente au centre des danseurs en mouvement sur une scène ; en haut, l’air de musique, en bas, une didascalie précisant les pas et le caractère à donner. Ce sont surtout des danses de gens ordinaires mimant des métiers, des pas burlesques propres aux masques (Scaramouche, Arlequin) et quelques danses exotiques comme l’entrée turque (Ill.2).
En France, l’engouement pour les ballets est tel que l’ARM, malgré les amendes qu’elle inflige, ne peut faire appliquer son privilège, qui lui octroie l’exclusivité des spectacles chantés et dansés. Au contraire, la danse ressurgit, multiforme et innovante, particulièrement sur les scènes foraines qui, bridées dans l’usage de la musique et de la danse, inventent une gestuelle expressive. Les représentations, qui se terminent souvent par un branle (danse collective en rond ou en chaîne) suivi d’un vaudeville, font appel à la « pantomime », qui mêle danse, geste et musique pour compléter les spectacles acrobatiques des danseurs de corde (Arlequin Deucalion, 1722). Les registres sont variés : danses allégoriques, danses de société (rondes et contredanses, danses en sabots), danses caractérisées d’ivrogne ou de vieillard et danses pantomimes évoquant des scènes rurales ou le jeu des Italiens, auxquels l’acteur Richard Baxter emprunte des lazzis. Finalement l’ARM, dont la troupe dansante passe de 22 danseurs en 1714 à 40 en 1752, négocie des arrangements financiers autorisant des théâtres privés, la Comédie-Italienne et la Comédie-Française (en 1754), à entretenir leur propre troupe dansante.
Harmonie picturale et expressivité : ballets figurés et pantomimes
La quête d’expressivité, stimulée par la redécouverte des pantomimes de l’Antiquité au début du siècle, donne lieu à des expérimentations qui préfigurent le « ballet d’action ». Prôné par le librettiste français Louis de Cahusac en 1754, cette forme entend raconter une histoire à l’aide des seuls gestes.
Dès 1715, Claude Balon et Françoise Prévost miment une scène tragique inspirée d’Horace (Corneille) chez la duchesse du Maine. Deux ans plus tard, à Londres, J. Weaver danse avec Hester Stanlow, actrice de pantomimes anglaises, The Loves of Mars and Venus. Dans son History of Mimes and Pantomimes (1728) Weaver distingue ces « danses scéniques » des danses sérieuses et des Arlequinades de John Rich.
À partir de 1725-1730, une cinquantaine de courts « ballets-pantomimes », placés en fin de soirée ou entre deux comédies, sont créés à Paris, sous différents vocables. Les « danses figurées » de Roger, maître de ballet à l’Opéra-Comique, animent des « tableaux mouvants » sur les aventures galantes dans les tavernes (Ballet de l’Amour et la jalousie, 1729). À la Comédie-Italienne, François Riccoboni, pionnier du ballet-pantomime (Les Filets de Vulcain, 1738) et J.-Baptiste Dehesse, danseur puis maître de ballet (1738 à 1757), conçoivent des « ballets en expression » sur des sujets légers, terminés par une contredanse (Les Bûcherons, Versailles, 1750).
Cahusac loue les « ballets figurés » des opéras de Rameau, tel le « Ballet des Fleurs » des Indes galantes (Fuzelier, 1735) et son interprète Marie Sallé, qui par une « action épisodique » exprime la jalousie dans L’Europe galante (1736). Cahusac fait participer la danse à l’intrigue des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour (1747) et oppose, dans La Danse ancienne et moderne, « la danse simple » des bals de cérémonie et la danse mécanique à la vraie danse théâtrale, « composée », qui forme une action suivie. Il salue les progrès des danseurs qui, bien que masqués, sont adulés par le public, Mlle Camargo pour ses sauts, et Mlle Sallé pour sa sensibilité et ses créations originales : Pygmalion, où elle révolutionne le costume en renonçant aux paniers et au corset, et Bacchus et Ariane (Londres, 1734).
L’internationalisation des parcours s’accélère, sous la pression des souverains et directeurs de théâtres. La troupe de Nicolini introduit en Allemagne un spectacle de pantomimes (1746). Le Napolitain Rinaldi dit Fossan, et son élève de 16 ans, la Barbarina, piquent la curiosité par leurs pantomimes burlesques, inédites à l’ARM (1739). En 1746, la Barbarina est à Berlin, où J.-Georges Noverre (1727-1810) danse sous la direction du maître de ballet J.-Barthélémy Lany avant de gagner Dresde. Noverre, qui s’était fait remarquer à 16 ans comme danseur à l’Opéra-Comique (1743), y revient comme chorégraphe en 1754, et y connaît ses plus grands succès français.
Vers 1750, « mieux composée, plus active, moins monotone », la danse théâtrale est parvenue à la perfection de l’Art (Cahusac). Le ballet-pantomime, apparu sous une forme légère et parodique sur des scènes considérées comme mineures, prend son véritable essor dans l’Europe des Lumières.