Aux xviie et xviiie siècles, une grande variété de produits ultramarins se diffuse en Europe. Denrées alimentaires : épices, sucre, cacao, café ou thé, maïs, pomme de terre ; matières premières et produits semi-transformés pour l’industrie : cuirs, peaux, colorants, coton et soie ; produits manufacturés : toiles de coton, blanches et peintes, soieries, porcelaines, laques, drogues médicinales intègrent progressivement les usages quotidiens des Européens. Le terme « ultramarins » caractérise plus largement que celui d’« exotiques » ou de « coloniaux » ces produits venus d’Amérique, d’Afrique, d’Asie, issus de circulations intercontinentales de longue distance qui, pour certains, viennent de zones tempérées ou froides du globe (fourrures d’Amérique du Nord) ou de pays non colonisés (Chine, Japon). Si certains de ces produits sont nouveaux, beaucoup sont déjà connus mais encore distribués en faible quantité. La période considérée est celle de la hausse considérable des volumes importés, de la diversification des variétés et provenances des produits, et de leur diffusion dans les usages quotidiens.
L’augmentation des volumes en circulation en Europe
L’augmentation progressive des volumes en circulation en Europe est liée à l’intensification du trafic de longue distance et à la réduction de son coût. Entre les années 1660-1670 et les années 1750, les envois vers l’Europe de pièces de cotonnade par les Compagnies des Indes orientales européennes passent de 100 à 200 000 à 1,4 million par an. Du côté du commerce atlantique, la croissance des exportations de tabac de la Chesapeake vers l’Europe est de l’ordre de 5 % par an entre 1622 et les années 1750. L’historien Jan de Vries estime la croissance du commerce entre l’Europe et l’Asie à 1,1 % par an, une croissance plus lente que celle de l’Europe avec l’Amérique, évaluée au double.
La diffusion de ces importations ne se fait pas de façon homogène. Les États disposant de colonies, en particulier en Europe de l’Ouest, reçoivent directement ces produits ultramarins et les redistribuent vers l’intérieur de l’Europe. Les registres de droits du Sund, qui permettent de mesurer l’évolution du commerce dans la Baltique, indiquent que, au xviiie siècle, les importations de produits ultramarins y sont multipliées par vingt, avec une accélération marquée à partir des années 1760. Les importations de sucre passent ainsi de 0,4 à plus de 2 tonnes par an. Les villes portuaires, Séville, Londres, Amsterdam ou Lorient, centres de l’activité marchande, se caractérisent par l’abondance des produits ultramarins disponibles. À Lorient, mouchoirs de Bengale et de Masulipatam, rayés ou à carreaux bleus, rouges, blancs se retrouvent dans les inventaires après décès de nombre d’habitants de la ville.
L’extension de la colonisation européenne contribue à l’intensification des importations, du fait de la mise en culture de vastes superficies au profit des économies métropolitaines. Le marché du café, importé de Mocha au Yémen au xviie siècle, voit sa géographie radicalement transformée par l’essor de la culture du caféier à Java, à l’île Bourbon puis aux Antilles, dans les années 1730. Dans les années 1780, l’Arabie et Java ne produisent plus que 10 % du café exporté vers l’Europe. Les consommateurs européens peuvent désormais choisir entre cafés d’origine, qualité et prix variés.
Des consommations et des goûts transformés
La diffusion des produits ultramarins contribue aux mutations des cultures matérielles européennes. L’importation des porcelaines, des laques, des cotonnades peintes accoutume les consommateurs aux motifs asiatiques qui deviennent un sujet à la mode. En France, sous le règne de Louis XIV, l’attrait pour la Chine est avivé par l’ambassade du Siam (1684 et 1686), qui offre plus de 1 500 pièces de porcelaine, des papiers peints à décor de fleurs et d’oiseaux et des meubles en laque de Japon et de Chine. Les artistes européens recréent des œuvres d’art à sujet chinois, ou inspirées de descriptions illustrées de la Chine. L’ébéniste Gilles Joubert (1689-1775) offre ainsi à Louis XV en 1759 un bureau plat en laque rouge et or, à décor de pagodes et de paysages chinois. Les habitudes alimentaires sont transformées par la consommation de boissons chaudes sucrées : café et thé s’intègrent dans les pratiques quotidiennes, le plus modeste portefaix peut acheter à une vendeuse ambulante une tasse de café au lait pour en faire son petit-déjeuner. Les consommateurs s’équipent aussi d’un ensemble d’ustensiles nécessaires au nouveau rituel de dégustation de ces breuvages qui, d’exotiques, deviennent peu à peu courants. Le modeste boulanger Tobias van Belle, à Aalst, entre Bruxelles et Gand, possède ainsi en 1791 deux pots à café, une bouilloire à thé et huit tasses à thé avec leurs soucoupes.
La diffusion des produits les plus connus commence souvent par un effet de mode chez les classes les plus favorisées, comme pour la porcelaine ou le café – les premiers cafés, tel le Procope, ouvrent à Paris dans les années 1670-1680. Leur usage s’élargit ensuite peu à peu, de la ville vers les campagnes, des plus aisés aux plus pauvres. Le témoignage de l’étaminier Louis Simon (1741-1820) est souvent cité à cet égard, qui raconte la façon dont il a vu se répandre la mode des étoffes de coton dans la région du Haut-Maine : « Les dames les plus riches s’en paraient d’abord, puis les femmes du commun et enfin les domestiques et même les pauvres, ensuite les toiles d’Orange et les indiennes sont aussi venues à la mode. » D’autres produits se diffusent de façon moins visible. Le maïs sert ainsi d’abord de nourriture animale dans le sud de l’Europe au xvie siècle avant d’être adopté dans les familles populaires pour faire face aux disettes, sous forme de bouillies ou de galettes. Il faut attendre la fin du xviiie siècle pour qu’il fasse son apparition sur les tables des élites.
Les mutations de l’industrie et du commerce
La diffusion des produits ultramarins est permise par l’activité commerçante qui se déploie pour les faire connaître à une clientèle élargie. Les marchands merciers vendent des services à thé en porcelaine présentés sur des plateaux de laque, ou encore des petites figurines décoratives représentant des personnages asiatiques grotesques, les magots. Certains jouent sur le registre de l’exotisme, choisissant un nom évocateur pour leur boutique, « À la Pagode », « Au Corail des Indes », « Au Roi de Perse ». Mais les produits ultramarins intègrent aussi le registre du quotidien. Le marchand Ralph Edge, à Tarporley, en 1683, sur la route de Londres, a ainsi en stock, en complément de ses marchandises de mercerie et de quincaillerie, différentes qualités de tabac et d’épices, de l’indigo et du bois de campêche, employés en teinture, des pipes, des pièces de cotonnade imprimée.
Le secteur manufacturier adopte progressivement les produits ultramarins. La cochenille, l’indigo, les bois de teinture tel le bois de campêche intègrent les cuves des teinturiers. La soie, venue de Perse, d’Inde et de Chine, le coton brut du Levant et d’Amérique, les toiles blanches d’Inde, sont employés pour produire les belles soieries de Lyon, fabriquer des mouchoirs distribués par les colporteurs jusque dans les montagnes alpines, obtenir les « indiennes de traite », ces toiles de coton peintes et imprimées qui sont exportées vers l’Afrique de l’Ouest et échangées contre des esclaves.
L’habileté des artisans asiatiques force l’admiration des Européens qui cherchent à imiter et adapter leurs techniques. En s’appuyant sur les observations des jésuites en Chine, ils identifient le kaolin comme matière première de la porcelaine et établissent la première manufacture de porcelaine dure à Meissen, en Saxe, dans les années 1710. La diffusion des produits ultramarins a ainsi initié dans l’industrie européenne un processus d’innovation par substitution à l’importation.