La voix des anges
Les premiers castrats italiens font leur apparition à la Chapelle pontificale à la fin du xvie siècle : on leur confie les partitions de sopranos auparavant allouées aux jeunes garçons, car il est alors interdit aux femmes de chanter dans les églises. Leur voix puissante et cristalline constitue un instrument de reconquête de la Contre-Réforme menée par les autorités catholiques en réaction à la Réforme protestante. Dévoués au divin, symboles d’un chaste célibat, les castrats sont rapprochés des anges et valorisés par l’Église catholique et les fidèles de la péninsule. Quoiqu’ils gardent un lien fort avec la musique sacrée, le développement de l’opéra au cours du xviie siècle leur permet d’investir les scènes profanes, poussés en cela par les mécènes mélomanes.
À cette époque, les castrats chantent aussi bien des rôles féminins que masculins : il n’y a alors aucune dissonance à interpréter des rôles de guerrier, d’empereur ou de héros viril avec une voix de soprano. Les jeux de travestissements ou de performances de genre ne sont d’ailleurs en rien limités à l’opéra ; dans le théâtre shakespearien, par exemple, les rôles féminins sont interprétés par des hommes travestis. Les castrats deviennent ainsi des chanteurs emblématiques de la musique baroque italienne, et à Naples, où de nombreux jeunes gens sont formés dans les quatre conservatoires de la ville, on s’exclame souvent « E viva el coltellino ! » (Et vive le petit couteau !) en les entendant chanter. Une manière de rendre grâce à l’opération – une orchidectomie – réalisée avant la puberté.
À l’assaut des cours européennes
Grâce à la diffusion de l’opéra italien, mais aussi aux voyages d’Européennes et d’Européens en Italie, alors lieu de visite privilégié des élites socioculturelles, le chant des castrats sort de la péninsule. En Angleterre, en Allemagne, en France, et jusqu’en Russie, la curiosité pour leur art vocal grandit. Si certains deviennent de véritables stars, comme Senesino (1686-1758) en Angleterre, ou Farinelli (1705-1782, Ill. 1) qui entre au service du roi d’Espagne, l’accueil fait aux castrats en Europe est loin d’être unanime et se fait même de plus en plus critique. De la curiosité à l’hilarité, de l’interrogation au rejet, il n’y a souvent qu’un pas.
En France, à mesure qu’on avance dans le xviiie siècle, les discours médicaux, philosophiques, juridiques et artistiques à leur propos se multiplient et convergent pour faire des castrats une figure repoussoir des Lumières. Ils ne sont pourtant qu’une vingtaine tout au plus à s’y être installés durablement entre la fin du xviie siècle et la Révolution, et la plupart ne chantent qu’au sein de la Chapelle royale à Versailles. Il y a bien sûr une concurrence culturelle dont témoignent les querelles des musiques italienne et française, mais il se joue quelque chose d’autre.
Trouble dans le genre !
En dehors de la péninsule, les castrats instillent un trouble dans le genre qui ne cesse de préoccuper, générant une forme de panique morale. Alors qu’ils incarnent en Italie des modèles masculins valorisés au service du divin, on fustige en France comme en Angleterre la dégénérescence et l’amoindrissement de ces chanteurs castrés. Les savants font de ces êtres privés de testicules (dont le pouvoir irradiant et échauffant est à l’époque considéré comme la fabrique du mâle) des indéterminés et impubères, comme bloqués dans la froideur et l’humidité des corps enfantin et féminin. De là vient l’idée qu’ils subiraient à la fois un efféminement physique et moral : on les pense lâches, vils, capricieux et émotifs, incapables de remplir les fonctions sociales dévolues aux hommes.
Leur corps fait aussi l’objet de descriptions, ou plutôt de projections : on décrit des corps difformes, des embonpoints au niveau de la poitrine et des hanches, une absence de barbe ou de poils et une voix de crécelle. Sans compter les peurs suscitées par leur sexualité : certains en font des éphèbes à même de démoraliser les plus honnêtes hommes, la plupart de dangereux amants convoités pour leur stérilité. Les castrats, tel un surgissement de l’eunuchisme oriental, sont ainsi opposés aux normes de la masculinité hégémonique « à la française » ou « à l’anglaise », de cet homme viril des Lumières dont le respect de l’intégrité physique garantit les vertus morales, mais aussi la reproduction, à une époque où la stérilité est vue comme un fléau, car on redoute (à tort) une dépopulation.
Lors de leurs déplacements en dehors de la péninsule, les castrats italiens se trouvent donc confrontés à des normes de genre qui les stigmatisent et les font sortir du champ de la masculinité (Ill. 1). Il ne fait aucun doute que la majeure partie des castrats, socialisés en tant qu’hommes depuis leur enfance, en sont blessés. Certains ont cependant pris le parti d’en jouer : la fluidité de genre constitue en effet le fil rouge des écrits autobiographiques de Filippo Balatri (1676-1756).
À l’épreuve des regards. Filippo Balatri dans les cours européennes
Né à Pise, Filippo chante à Florence pour Cosimo III de Médicis qui l’envoie auprès de Pierre le Grand en 1691. Le castrat rejoint donc pour dix années la cour de Russie, et chante même en Mongolie, à la cour du Khan des Kalmouks, Ayuki Khan. À partir de 1701, Balatri entame une carrière européenne et chante à Vienne, à Londres, en France, où il ne rencontre pas le succès, puis est attaché à la cour de Bavière (Ill. 2). Ayant passé le plus long de son existence hors d’Italie, il témoigne dans Frutti del mondo (1735) – un récit autobiographique en quatrains –, des traitements subis dans les cours européennes et de ses propres questionnements sur son identité de genre.
Il revient notamment sur sa présentation devant Ayuki Khan, très enthousiasmé par la voix d’« un tal uom… (no un’ominessa) » : « un tel hom… (non, une homminette) » :
« Il commence alors par me faire demander
si je suis homme ou femme, et de quelle contrée ;
si tels gens naissent (ou si du ciel ils sont tombés)
avec cette voix et faculté de chanter.
Voilà que la question me met en confusion
Si je me dis homme, j’en suis presque à mentir,
et me dire femme serait mensonge bien pire,
mais dire que je suis neutre, j’en ai le rouge au front.
Puis reprenant courage, je réponds ceci
que je suis homme, Toscan, et que dans mon pays
il y a des coqs qui pondent des œufs aussi
desquels viennent au monde les soprani [sopranos]
que ce genre de coqs appelés Norcini [châtreurs de porc]
couvent à tout le moins plusieurs dizaines de jours,
et que le chapon fait, les œufs ont pour atours
cajoleries, compliments, et gousset garni. »
Balatri témoigne du trouble que sa voix occasionne et de l’injonction à une conformité de genre, ou tout du moins à sa lisibilité. Si la possibilité est offerte au castrat de s’autodéterminer, la gêne est bien réelle à l’évocation du « neutre », non-binaire dirait-on aujourd’hui. Il fait donc le choix de se dire homme et de se référer à son état d’origine, à cette masculinité italienne endossée par les castrats, mais exprime tout de même son étrangeté, son côté queer. Par la métaphore animale du coq et des œufs – renvoyant à la figure domestiquée et dévirilisée du chapon et aux testicules –, il se réfère aux norcini, ces châtreurs de porc réputés de Norcia, auxquels on attribue volontiers la castration des jeunes chanteurs.
Pour se définir, Balatri évoque à la fois le geste castrateur produisant une altérité étonnante et sa difficulté à endosser les normes binaires qui l’assignent à l’étrangeté. Le pouvoir du récit autorise cependant le jeu/je dissonant par ses métaphores, non-dits et suggestions… une performance de genre littéraire, en somme, qui frappe par ses résonances avec le temps présent.
Quarante années après sa mort, le déclin des castrats est toutefois inéluctable. À l’issue des campagnes d’Italie, Napoléon interdit leur recrutement dans les conservatoires napolitains. En 1806, une école de musique pour les jeunes filles est créée, c’est à elles que les voix aigues reviendront. Le Code pénal de 1810 criminalise également la castration. Le temps est venu de la réaffirmation de la binarité de genre et du triomphe d’une masculinité « à la française », qui ne peut tolérer que l’on attente aux testicules.
Les traductions de l’italien ont été réalisées par Muriel Morelli.