La diffusion des vins français en Europe précède très largement les xviie et xviiie siècles. Elle s’enracine dans le Moyen Âge avec la présence des vins de Guyenne et de La Rochelle en Angleterre ou des vins de Bourgogne et de Champagne aux Pays-Bas. Elle est renouvelée par les importations hollandaises de vins des côtes atlantiques françaises dans le courant du xviie siècle, mais aussi par la circulation des vins languedociens et provençaux le long du littoral italien, entre Gênes et Livourne.
Des flux « traditionnels » toujours vivants
Ces flux anciens ne disparaissent pas au xviiie siècle et continuent d’assurer la prospérité de nombreux vignobles. Ils ont deux grandes caractéristiques. Ils reposent, d’une part, sur des liens structurels étroits – proximité, facilité de transport, ancienneté des relations – entre régions productrices et régions consommatrices. Ils permettent, d’autre part, la consommation ordinaire des classes moyennes et supérieures de ces régions acheteuses de vins français. Les liens structurels avantagent les vignobles des bordures du territoire français, aussi bien maritimes que continentales.
Ainsi, le vignoble de Champagne profite de sa position de vignoble le plus proche des Pays-Bas autrichiens pour y exporter ses vins par voie de terre, qui se joignent à ceux venus de Bourgogne. À Reims, les plus importants marchands de vin réalisent une partie de leurs expéditions vers le nord de la France et la Belgique. En Bourgogne, les Flamands viennent acheter leurs vins sur place pendant tout le xviiie siècle. Le négociant de Beaune Bouchard vend des vins rouges communs aux Liégeois en 1769 et 1771. Les vins d’Alsace descendent le Rhin en direction des ports hollandais. Un mémoire de 1760 affirme à propos des vins rouges de Haute-Alsace que « la Suisse, la Lorraine et toute l’Allemagne en font leur provision ».
Les vignobles atlantiques, ceux de Bordeaux et de son arrière-pays inclus, continuent de fournir des vins aux Provinces-Unies mais aussi à toutes les régions d’Europe du Nord, des côtes allemandes à la Scandinavie et à la Russie : par voie maritime, ce sont les vignobles les plus proches. En revanche, le débouché anglais s’efface pour les vins « clairets » de Bordeaux, des vins rosés qui y entraient en masse depuis le Moyen Âge. Ceux-ci sont peu à peu exclus d’Angleterre dans les années 1690-1720. Si la politique douanière anglaise rend leur achat presque impossible après 1689, ils continuent d’être assez massivement chargés en fraude et vendus comme vins portugais pendant une quinzaine d’années. Mais dans les années 1720, les productions espagnoles, portugaises et méditerranéennes se sont totalement substituées aux vins aquitains Outre-Manche.
Les vins languedociens, généralement plus foncés, stables et alcoolisés, sont également exportés vers l’Angleterre, les Provinces-Unies, l’Allemagne du Nord et la Prusse, la Scandinavie, comme cargaisons de retour sur les navires venus de ces différentes régions. La plus ancienne trace d’achat hollandais à Sète remonte à 1684. Les Anglais apparaissent peu après, de même que les Irlandais ou les Danois.
L’expansion des « nouveaux vins » français
À partir des années 1700, le marché européen des vins connaît une transformation dans laquelle les vins français jouent un rôle moteur. De Londres à Moscou et de Stockholm à Rome, des vins français, parmi lesquels ceux de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux (les new french clarets, plus colorés et plus forts que les clairets traditionnels), de L’Hermitage, de Frontignan ou de Rivesaltes, ainsi que d’autres vins comme ceux de Tokay, de Porto ou de Malaga se retrouvent sur toutes les tables aristocratiques. La circulation des vins dans l’espace européen connaît un progressif changement d’échelle débouchant sur la constitution d’un marché unifié pour un petit groupe de vins destinés à une consommation élitaire.
Les causes de l’émergence de ce nouveau marché viticole européen sont multiples. Il y a d’abord l’allongement et l’intensification des circuits d’échange intra-européens, permettant une circulation plus rapide et assurée. Malgré de nombreuses ruptures de charge et les aléas climatiques, il est possible d’expédier en quelques semaines du vin de Champagne à Berlin, à Vienne ou à Milan. Mais rien n’aurait été possible sans une évolution des techniques vinicoles. Le soufrage des tonneaux, pratiqué initialement par les Hollandais au xviie siècle, a sans doute joué un rôle important par son action anti-oxydante qui contribue à les stabiliser et à favoriser leur vieillissement. Cette technique est employée aussi bien en Bordelais qu’en Bourgogne et en Champagne au xviiie siècle. Les soutirages et collages, sans être des nouveautés, permettent également de stabiliser davantage les vins en éliminant une partie de la lie.
Cependant, l’élément décisif a sans aucun doute été la mise en bouteille. Utilisée initialement pour le service des vins, la bouteille l’est de plus en plus pour la conservation, d’abord en Angleterre dès le milieu du xviie siècle où les vins importés en tonneaux sont tirés sur place, puis dans les régions productrices. La pratique de la mise en bouteille est d’ailleurs une condition technique décisive dans l’émergence des vins mousseux. Ainsi, dès 1676, du sparkling champagne est signalé dans une pièce de théâtre anglaise. Ce sont donc les Anglais qui ont inventé le vin de Champagne mousseux, jusqu’à ce que cette mode disparaisse dans les années 1690. La mise en bouteille plus systématique des vins en Champagne entraîne une seconde naissance du vin mousseux, signalé en France en 1711. Cette fois, la réputation et le succès de ce vin en Europe ne se démentent plus.
La mise en bouteille est une véritable révolution vinicole européenne. Progressivement, les vins les plus réputés du continent sont mis en bouteille. Les avantages sont multiples : meilleure conservation des vins permettant l’émergence d’arômes secondaires (goûts non directement associés au raisin), facilités de transport, de consommation aussi par rapport au tonneau beaucoup plus encombrant et fragile. Cette pratique se retrouve dans le Bordelais et en Bourgogne, même si le grand commerce des vins en tonneaux reste très dominant grâce à la capacité de conservation « naturelle » de ces vins, qui est généralement d’au moins trois ans.
Dès 1716-1718, un marchand parisien, Richard, expédie dans l’espace germanique (de Francfort à Stettin) 6 500 bouteilles de champagne pour 25 400 bouteilles de bourgogne (contre 277 tonneaux, soit deux fois plus de vin), 1 300 bouteilles de L’Hermitage (contre 30 tonneaux), 900 bouteilles de « muscat » du Languedoc, 400 bouteilles de Saint-Péray, 200 de Côte-Rôtie et un tonneau de vin de Tokay en Hongrie. Parmi les clients, outre des marchands, on rencontre des intendants de maisons princières (Hesse-Darmstadt, Hesse-Cassel), des nobles viennois, le prince de Savoie, des généraux, etc. Les comptes londoniens de Robert Walpole des années 1730 permettent de saisir l’impact de ce nouveau mode de conditionnement des vins, même si une partie devait être embouteillée en arrivant en Angleterre : vins de Champagne, de Bourgogne, du Médoc, mais aussi du Rhin, de Porto et de Lisbonne.
De tous les vins, c’est sans aucun doute celui de Champagne qui connaît la diffusion la plus ample, sinon en quantité, du moins en fréquence. Dans les Mémoires de Casanova (1742-1773), c’est le seul vin que Casanova a eu l’occasion de boire dans presque tous les pays européens qu’il a visités : Italie, Allemagne, Russie, Angleterre, Pologne. Les autres vins français suivent : Bourgogne (Italie, Grèce, Hollande), Bordeaux (Italie, Angleterre). Parmi les autres vins européens, l’aventurier italien n’a bu dans plus de deux pays que des vins de Tokay (Allemagne, Russie, France).
Dans la nouvelle internationale européenne des vins, ceux de France occupent une place de choix.