De la ligue d’Augsbourg (1688-1697) à Waterloo (1815), la « seconde guerre de Cent Ans » a influé sur la géographie commerciale de Bordeaux. Pour les capitaines au long cours, les Anglais, ou les Britanniques à partir de 1707, font peser une lourde menace, quoique passée sous silence par le peintre Joseph Vernet dans son majestueux tableau du port (1758) en pleine guerre de Sept Ans (1756-1763). Lorsque le trafic maritime n’est pas suspendu, le spectre d’une prise ennemie apparaît d’autant plus probable que les corsaires aguerris issus du port de la Lune, à l’instar du Blayais Jacques Kanon (1726-1800) ou du Malouin Barthélemy François Chenard de la Giraudais, sont rares jusqu’à la Révolution. Si la rivalité opposant la France et l’Angleterre a exacerbé une anglophobie nourrie par l’épreuve du feu, les prises de corps et de navires au large, elle a solidarisé des agents économiques partageant outre l’océan une même communauté de vues et de pratiques à force d’expatriations. Alors que géopolitique et commerce ne font pas nécessairement bon ménage, les transferts culturels entre France et Angleterre au siècle des Lumières rejaillissent sur le capitanat bordelais. Malgré la rareté des témoignages directs, maints indices glanés dans les archives dévoilent des capitaines marchands ambivalents.
Rule, Britannia ! Les capitaines bordelais, premières victimes de la Navy ?
Au xviiie siècle, les captures anglaises sont légion. Les capitaines en font état lors de leur réception en l’amirauté de Guyenne. Pris par l’ennemi, ils sont déroutés outre-Manche, en Europe ou en Amérique. Leur captivité dure des semaines, des mois, parfois des années. Certains gréements font naufrage sur la côte, d’autres sont incendiés en mer ou sur les atterrages. Les fonds risquant d’être confisqués à chaque instant et face à la hantise que les ennemis ne détournent la marchandise, l’entourage même s’abstient de tout envoi, mais s’active afin de contracter les assurances exigées. L’interruption du trafic malgré quelques convois entre l’Europe et les colonies leur est préjudiciable. Elle revêt une ampleur massive pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763) et bouleverse les plans de carrière, les itinéraires retenus, outre les finances, comme l’illustrent actes notariés et requêtes en modération fiscale. Mais elle profite aussi à un capitanat libre de ses mouvements pour recouvrer des créances aux Îles, escomptant un renchérissement des denrées européennes ou une évolution plus favorable de la conjoncture par la mise en vente de la cargaison d’une prise, l’arrivage massif de denrées coloniales, une décision de justice en sa faveur ou l’organisation de convois. Tout dépend du contexte local et de la capacité à peser sur la gestion des fonds. Enfin, les conflits franco-britanniques conduisent les impétrants au capitanat à effectuer deux campagnes de trois mois chacune sur les vaisseaux de la Royale en conformité avec les ordonnances de 1681 et 1689. Quant aux officiers bordelais pris par leurs homologues anglais, tel Jacques Grenouilleau dérouté sur Kingston en mars 1761, d’aucuns louent l’amabilité de geôliers érigés en gentlemen par des correspondants conquis, certes moins diserts sur le sort des membres d’équipage ne bénéficiant pas de ces faveurs.
Des Anglais tantôt décriés, tantôt fréquentables
La considération que la profession porte à l’Angleterre fluctue au gré des intérêts du moment. Les capitaines assistent, impuissants, à l’introduction massive de comestibles anglais aux Îles. Farines, biscuits, morues contournent ou mitigent l’Exclusif colonial qui garantit en principe aux négociants de métropole une rente de monopole aux Antilles françaises. Ces marchandises détournent la clientèle des farines « minots » de premier choix importées du bassin aquitain et ne trouvant plus preneur. Les capitaines ne manquent jamais une occasion de s’en émouvoir qui auprès des puissances, qui auprès du négoce, qui auprès de la clientèle, cherchant à se prémunir de tout reproche qui pourrait leur être opposé à l’issue du voyage. Ils ne rechignent toutefois pas à négocier avec les Anglais ou à acquérir une de leurs embarcations. Critiquant ouvertement les « hostilités » dont ils rendent les Anglais responsables dans leurs lettres, ils comptabilisent avec leurs associés les bâtiments français capturés par l’ennemi. À l’heure de la confrontation, souvent redoutée et rarement attendue, ils sont tentés de prendre la fuite lorsque le rapport de force leur est défavorable. Des moyens humains ou matériels insuffisants, la pression des armateurs, des officiers du bord ou des équipages les dissuadent de jouer du canon au risque de tout perdre. Mais quand ils courent sus à un ennemi jugé à leur portée, la barrière de la langue ne leur permet pas toujours d’empocher la totalité du butin. Et lorsqu’enfin un officier indélicat avec ses créanciers trouve refuge aux îles anglaises, il peut poursuivre en toute quiétude son commerce au su d’un négoce marri. L’installation de l’armateur bordelais Étienne Stephen Girard (1750-1831) à Philadelphie, où il finit par faire fortune, coïncide avec la guerre d’indépendance des treize colonies britanniques (1776-1783). Il intéresse donc au premier chef à la capitale de la Guyenne et ses négociants, en quête de nouveaux horizons commerciaux.
Une anglophilie prisée des élites portuaires
Dans le même temps, au siècle de Voltaire, les postulants au capitanat puis ses représentants reçus en l’amirauté ne se font pas prier afin de se familiariser avec la langue de Shakespeare. Avant d’être mêlé à l’affaire Calas (1761-1765), le Toulousain François Alexandre Gaubert Lavaysse, commis de l’armateur Fesquet et pilotin initié à l’hydrographie dans la classe de Montégut, perfectionne son anglais auprès d’un Irlandais catholique de Bordeaux. Lire voire enseigner l’idiome, infiltrer les loges maçonniques, séjourner en Grande-Bretagne, voyager, paraître, se vêtir, recevoir, enfin se distraire à l’anglo-saxonne acclimatent le capitanat avec les mœurs britanniques. Les manuels ou dictionnaires en anglais certes « mauvais » débusqués dans les bibliothèques et coffres de la profession portent la trace d’une appétence linguistique. Sur les flots, les instruments de marine anglais – longues-vues, échelles – utiles au pilotage des long-courriers, reproduisent un modèle anglo-saxon largement éprouvé. Les inventaires se font ensuite l’écho d’une anglophilie discrète, quoique diffuse. À proximité de secrétaires dont les modèles à plusieurs tiroirs et fermant à clef s’inspirent du style anglais ou affilié à la Nouvelle-Angleterre, les officiers de marine jettent leur dévolu sur des théières et services à thé. Les plus prisés sont en porcelaine fine, voisinant avec l’argenterie et les contenants en cristal – boîtes, urnes, flacons, coupes – dont raffole la notabilité bordelaise. Mais le tea time ne se limite pas à la réception d’hôtes de marque : la faïence, l’étain, le grès plaident pour sa démocratisation à Bordeaux. Les étoffes et toilettes anglaises de taffetas, brodées ou galonnées, agrémentent le vestiaire de capitaines enclins à la surenchère vestimentaire et jamais à court de vestes, de fracs ni d’accessoires, arborant fièrement boucles, montres et tabatières associées à la vie mondaine.
L’agronome Arthur Young séjournant à Bordeaux en 1787 n’a guère dû être dépaysé par le port de la Lune en pleine effervescence, aboutissement d’un siècle d’essor des trafics coloniaux. Et s’il s’emploie à comparer à son avantage la capitale de la Guyenne à la ville de Liverpool, c’est que la croissance de la cité, portée par les circuits en droiture avec les îles puis la traite négrière, n’a en rien entamé la profondeur de liens pluriséculaires qui l’unissent encore à l’Angleterre.