À l’époque moderne, la représentation du corps dans le plus simple appareil revêt des enjeux esthétiques et moraux liés aux règles de l’art, aux institutions artistiques, à la formation des artistes ainsi qu’à l’exposition et à la réception des œuvres. Nécessitant l’étude du modèle vivant et de l’anatomie, le nu académique s’épanouit dans la peinture d’histoire, placée au sommet de la hiérarchie des genres picturaux telle qu’elle s’affirme à la fin du xviie siècle. La peinture d’histoire comprend des sujets bibliques, mythologiques et allégoriques qui autorisent la dénudation de figures féminines et masculines.
Nues et dévoilées
En Italie, Lavinia Fontana (1552-1614) et Artemisia Gentileschi (1593-1653) comptent parmi les premières à peindre des nus féminins tirés de sujets mythologiques et bibliques. Le début du xviiie siècle met à l’honneur la pastelliste Rosalba Giovanna Carriera (1675-1757), membre des différentes académies italiennes. Ses portraits suscitent l’engouement du tout Paris lorsque la Vénitienne y est accueillie en 1720 ; elle est élue à l’Académie royale de peinture et de sculpture, au sein de laquelle les femmes sont exceptionnellement admises. Son morceau de réception, Jeune fille tenant une couronne de laurier, nymphe de la suite d'Apollon (1721), se présente comme le portrait mythologique d’une figure au sein nu, tandis que l’autre reste voilé.
L’année où Rosalba Carriera quitte Paris, naît à Berlin Anna Dorothea Therbusch (1721-1782). Cette peintre de cour, qui a pour illustres commanditaires Frédéric II de Prusse et Catherine II de Russie, réalise des portraits, des autoportraits et des tableaux d’histoire représentants des scènes mythologiques. Le nu féminin a droit de cité dans sa plaisante Toilette de Vénus (1772) qui orne le château de Sans-Souci. Sa Jeune femme en négligé (1769) fait fi de toute référence antique au profit d’un demi-nu érotique. Le modèle y arbore un déshabillé, toilette à la mode réservée à la sphère privée. Dix ans plus tard, Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803), portraitiste consacrée en France, peint au pastel le visage animé et la poitrine d’une fille à la chemise ouverte (Tête d’une jeune femme, 1779).
Ces quelques exemples attestent la diversité des représentations picturales de la nudité féminine dans la production des femmes artistes du xviie siècle et dans celle de quelques-unes des plus reconnues du siècle suivant, que les œuvres résultent de commandes privées ou officielles. Le genre du portrait, en particulier, n’exclut pas la nudité et les artistes tirent à cet égard parti des gradations du dévêtissement, leurs modèles étant plus ou moins dénudées et/ou voilées.
L’étude du modèle vivant et de l’anatomie : des possibilités d’apprentissage limitées
Les femmes du xviiie siècle sont privées de certains enseignements alors indispensables au nu académique, tel qu’il est institutionnalisé en France, en Italie et en Angleterre. Au nom de la pudeur, elles ne peuvent assister aux cours de dessin d’après nature qui consistent à copier un modèle masculin posant nu. C’est le cas à la Royal Academy of Arts de Londres, où les étudiants se réunissent pour dessiner le nu d’après des modèles masculins et féminins. Côté français, l’Académie royale de peinture et de sculpture encourage fortement l’étude du corps masculin d’après nature mais exclut les femmes artistes des leçons. L’institution interdit par ailleurs de faire poser une femme devant les académiciens ; l’étude du nu à partir d’un modèle féminin dénudé ne peut avoir lieu que dans un cadre privé.
Le nu nécessite en outre une connaissance de l’ostéologie et de la myologie. Les femmes n’ont guère accès à ces savoirs, bien que les cours et les manuels d’anatomie à destination des artistes se multiplient et que certains ouvrages n’ignorent pas le lectorat féminin, tels les Éléments d’anatomie à l’usage des peintres, des sculpteurs, et des amateurs (1788) de l’anatomiste Jean-Joseph Sue (1760-1830).
Quoique le Paris des années 1750-1850 forme un centre culturel européen qui leur est particulièrement favorable, les artistes féminines demeurent confrontées à des limites lorsqu’il s’agit d’étudier et de peindre le nu, en particulier masculin. Elles sont ainsi tenues à distance de la prestigieuse peinture d’histoire. L’accès à un enseignement complet, incluant l’étude du modèle et de l’anatomie, donne lieu à des débats qui laissent penser que certaines travaillaient d’après nature dès 1775 et assistaient à des leçons d’anatomie dès 1792.
Limites et licences du nu féminin. L’exemple de la réception de la Bacchante (1785) d’Élisabeth Vigée Le Brun
Le droit des femmes à dessiner d’après nature, à s’exercer dans tous les genres picturaux, et donc à s’illustrer également en tant que peintre d’histoire, fait l’objet d’une polémique particulièrement vive durant l’été 1785. Cette année-là, au Salon, Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842) expose des portraits, salués par la critique, ainsi qu’une Bacchante qui reçoit quant à elle un accueil mitigé.
Journaux et brochures consacrées à l’exposition royale se font l’écho de la réception de cette peinture d’histoire. La toile n’est pas sans susciter le plaisir de certains visiteurs, ainsi que l’indiquent ces vers publiés anonymement dans le Journal de Paris du 2 septembre 1785 : « Ici, l’Amour, pour séduire nos âmes, / D’une Bacchante a fait une Vénus. / Et nous montrant ses charmes presque nus, / Dans notre sein lance ses vives flammes. » Mais l’effet érotique du nu féminin n’est pas le seul critère d’appréciation. Le rendu des chairs et des formes se mesure également à l’aune des exigences de l’académisme. La nudité de la figure, qui doit témoigner des savoirs de l’artiste en matière d’anatomie, est passée au crible.
Un observateur des tableaux du Salon relève que, dans la Bacchante, « le corps surtout est d’une exécution molle et peu savante » et considère que la peintre ferait mieux de s’en tenir aux portraits, faute de connaissances en anatomie. Dans L’Aristarque moderne, au Salon (1785), un anonyme attentif aux détails affirme que « les genoux matériels sont d’une forme dégoûtante. » Un critique de L’Année littéraire va jusqu’à formuler la recommandation suivante : « En peignant le nu, Madame Le Brun devrait s’imposer la loi de ne point passer la ceinture ; c’est encore un champ assez vaste pour faire briller ses talents. » La liberté prise par la fameuse portraitiste est discréditée et sa Bacchante dotée d’un caractère transgressif ; la ceinture est ici établie comme un seuil à la fois esthétique et moral à ne pas dépasser.
Une commentatrice salue la « hardiesse » de l’artiste, rappelant que « [c]e sujet qui tient à l’histoire demandait de la vigueur, des connaissances anatomiques et une facilité exercée dans le grand » (Avis important d’une femme sur le Salon de 1785, par Madame E. A. R. T. L. A. D. C. S., dédié aux femmes, 1785). Aux yeux de l’amatrice d’art, rien n’invite à la volupté dans la nudité de cette bacchante aux cuisses « courtes, mal tournées, [qui] ne contrastent point », qui pêche par le coloris et par un « faire […] mou, inégal ». Bien que semblable aux autres commentaires, le discours ne consiste pas à circonscrire la production féminine mais se saisit du tableau comme d’un outil de légitimation. Assumées par une plume féminine, ces remarques dépréciatives signalent habilement que l’acuité du regard, la maîtrise technique et les connaissances des femmes en matière de nu n’ont rien à envier à celles de leurs contemporains.
L’exemple de la réception de la Bacchante montre que dénuder le corps dans le cadre d’un sujet historique est un geste conventionnel qui devient subversif lorsqu’il est exécuté par une artiste. Il met au jour une conception sexuée des genres picturaux et révèle que le caractère (il)licite du nu féminin sous le pinceau des femmes est aussi affaire de discours dans l’Europe occidentale du xviiie siècle.