Le cheminement d’Émilie du Châtelet vers l’œuvre de Newton
Gabrielle Émilie le Tonnelier de Breteuil, Marquise du Châtelet, naît en 1706. C’est la fille de Louis Nicolas le Tonnelier de Breteuil (1648-1728), introducteur des ambassadeurs à la cour de Louis XIV. Grâce à la position éminente de son père, qui donne de l’importance à sa famille, la jeune Émilie a très tôt l’occasion de côtoyer les élites aristocratiques et intellectuelles du pays. Ainsi, son professeur d’astronomie n’est autre que Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757), auteur de manuels dans sa discipline qui prennent la forme d’une conversation entre un maître et une élève.
Deux des plus importantes rencontres de sa vie sont celles de Maupertuis et de Voltaire. Le mathématicien Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759), par la suite directeur de l’Académie Royale des Sciences puis premier président de l’Académie des Sciences de Prusse, a bénéficié d’une solide formation dispensée par Johann Bernoulli et entretient des relations étroites avec Leonhard Euler. Voltaire (1694-1778), l’un des penseurs les plus importants des Lumières, a trouvé la célébrité en critiquant les excès de l’absolutisme et du féodalisme, ainsi que le monopole idéologique de l’église catholique. Alors qu’il risque l’arrestation pour avoir publié les Lettres philosophiques (1734), Émilie du Châtelet lui offre l’hospitalité à Cirey, en Haute-Marne, où le couple vivra quinze ans. Voltaire, qui partage le goût de Du Châtelet pour les sciences, collabore avec elle toute sa vie. Ils mettent sur pied un laboratoire dans leur résidence champenoise, où ils pratiquent des expériences d’optique. En outre, ils y rassemblent 21000 ouvrages, constituant un fonds plus riche que ceux de la plupart des bibliothèques universitaires européennes.
À l’automne 1735, un érudit italien, Francesco Algarotti, vient séjourner à Cirey. Il prépare alors un livre sur Newton, dont il a soigneusement reproduit les expériences d’optique à l’université de Bologne à partir de 1728. C’est à Cirey qu’Algarotti achève son ouvrage de vulgarisation Il Newtonianismo per le dame, publié à Venise en 1737. Le succès de ce livre, traduit en plusieurs langues, fait de son auteur un homme célèbre dans toute l’Europe. Il est alors l’un des représentants du courant newtonien qui marque la vie intellectuelle et philosophique du continent au xviiie siècle et dont Cirey devient l’un des foyers, sous l’impulsion d’Émilie et de Voltaire.
Newton, et après ?
C’est en partie inspirés par visite d’Algarotti que la marquise et Voltaire commencent à étudier de plus près les théories de Newton sur l’optique et la gravitation. Dès 1736, Voltaire entreprend la rédaction d’Éléments de la philosophie de Newton, ouvrage qui s’appuie sur ses échanges avec Madame du Châtelet, ce qui n’empêche pas cette dernière de garder une distance critique par rapport aux interprétations de Voltaire. Si la recension anonyme, intitulée Lettre sur les Éléments de la philosophie de Newton, qu’elle publie en 1738 dans le Journal des Savants, contribue au succès de l’ouvrage, elle s’oriente par ailleurs vers une révision en profondeur des théories newtoniennes. Cela débouche deux ans plus tard sur la publication de son magnum opus, Institutions de physique, d’abord anonymement, puis sous son nom en 1742. L’accueil de l’ouvrage, globalement favorable, donne lieu à des recensions et discussions dans des travaux en anglais, français, italien et allemand, tout au long de sa vie.
Les Institutions couvrent un large faisceau de questions philosophiques, allant des bases du raisonnement et de la connaissance de Dieu aux interrogations sur la meilleure façon de concevoir l’espace, le temps, la matière et les lois de la nature. L’ouvrage discute longuement les recherches les plus récentes sur la gravité, et comprend des comptes rendus des travaux de Galilée et de Huygen ainsi que de ceux de Newton, d’une portée plus vaste.
Une interprétation fréquente, mais contestable, voit dans les travaux de Du Châtelet une simple tentative de concilier les positions philosophiques de Descartes, Newton et Leibniz. Il s’agit plutôt, dans Les Institutions, de jeter des ponts entre les théories complexes des penseurs contemporains les plus en vue, notamment le physicien anglais James Jurin (1684-1750), le physicien et mathématicien suisse Daniel Bernoulli (1700-1782), le philosophe, botaniste et chimiste néerlandais Herman Boerhaave (1668-1738), son compatriote Willems Gravesande (1688-1742) ainsi que le philosophe et polymathe allemand Christian Wolff (1679-1754). Avec cet état des lieux critique de la recherche, Émilie du Châtelet acquiert un rôle central dans le courant newtonien qui marque la philosophie et la science des Lumières. Fondée sur le bon usage des hypothèses, primordiales à ses yeux, sa démarche scientifique confronte les travaux de Descartes et de Newton à une nouvelle méthodologie pour établir des vérités scientifiques, les démonstrations euclidiennes servant de fil conducteur entre les systèmes philosophiques et scientifiques de Descartes, Newton et Leibnitz.
De la polémique à l’innovation. Quand la traductrice ouvre des voies nouvelles.
Les controverses scientifiques et les concours académiques sont une source importante de la pensée des Lumières. Du Châtelet, qui est l’une des rares femmes à y prendre une part active, ouvre la voie à des découvertes majeures, notamment en physique. Cela va, entre autres, de sa Dissertation sur la nature de la propagation du feu (1744) à ce que nous appellerions aujourd’hui le rayonnement infrarouge ; de la « querelle des forces vives », qui a trait à la quantification de l’énergie cinétique, à la conservation de l’énergie.
L'œuvre majeure d’Émilie du Châtelet est sa traduction en français des Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton, dans l’édition de 1726 dite de Pemberton. Une première partie, préfacée par Voltaire, est publiée en 1756, sept ans après sa mort, sous la direction du mathématicien Alexis-Claude Clairaut (1713-1765). La traduction intégrale paraîtra en 1759. Elle reste longtemps la seule disponible en français, que du Châtelet a assortie d’un commentaire critique en deux parties. La première relate l’histoire des modèles astronomiques, des Babyloniens et de Pythagore à la mort de Newton. La seconde, plus technique, présente un équivalent algébrique de la méthode de Newton en géométrie, qu’il s’agisse d’expliquer la réfraction de la lumière ou le rôle de la gravitation dans l’orbite des planètes.
Les travaux d’Émilie du Châtelet comprennent également une traduction de la Fable des abeilles de Mandeville (1714/23), dont elle omet des sections tout en faisant des ajouts et en rédigeant une préface. On lui doit par ailleurs des écrits sur le bonheur et la liberté, ainsi qu’une Grammaire raisonnée. Elle est la seule femme en France qui ait contribué à la littérature philosophique clandestine. Ce genre, florissant au xviiie siècle, regroupe toutes sortes d’ouvrages interdits : pamphlets politiques, satires de la cour et des notables ou encore ouvrages religieux. Dans le long traité anonyme qu’elle consacre à la Bible, Mme du Châtelet passe chaque ligne au crible, de la Genèse à l’Apocalypse. La doctrine de l’Ancien et du Nouveau Testament y est analysée au prisme des conceptions éthiques, philosophiques et scientifiques d’une penseuse qui voit dans l’Église un formidable dispositif d’oppression. Cela lui inspire des commentaires assez inhabituels pour l’époque. C’est à la fois un aspect méconnu de cette grande figure des Lumières et l’un des textes les plus singuliers de la mouvance antireligieuse qu’elle incarne. Mais ses traductions et ses publications lui ont surtout permis d’exercer une influence majeure dans le discours sur les sciences à l’époque des Lumières, fondée sur l’empirisme et la raison et imprégnée d’un idéal de progrès.
Traduit par Emmanuel Roudaut