En 1440, Lorenzo Valla démontre que la Donation de Constantin – par laquelle l’empereur du ive siècle aurait concédé au pape le pouvoir sur l’Occident – est un faux du Moyen Âge, dépourvu de toute validité. Il ouvre ainsi la voie à l’étude philologique des textes sacrés, cherchant à retracer leur histoire et leurs altérations. Mais il jette aussi, plus généralement, les fondements d’un examen scientifique des textes historiques, reposant sur la diplomatique (analyse des formules employées) et la paléographie (analyse des écritures). Les savants humanistes de la Renaissance – médecins, théologiens, juristes, architectes, etc. – maîtrisent le latin et le grec, collectionnent les manuscrits anciens et les nouvelles éditions imprimées, et pratiquent tous cette philologie, qui permet de corriger, de traduire et d’éditer les textes anciens. Mais la philologie humaniste n’est pas allée, loin s’en faut, sans sa sœur criminelle qu’est la fraude.
Les lettrés eux-mêmes s’essaient à des faux littéraires : en 1530, Érasme insère dans sa quatrième édition des œuvres de saint Cyprien un texte qu’il dit avoir retrouvé dans une ancienne bibliothèque, alors qu’il est de sa fabrication. En 1583, Carlo Sigonio, un spécialiste de Cicéron, publie le texte perdu de la Consolation que l’orateur avait écrit à la mort de sa fille Tullia en créant un pastiche à partir de fragments authentiques. Mais on passe aisément de l’imitation à la contrefaçon et du jeu littéraire à la falsification délibérée. Des faussaires comme Annius de Viterbe (1432-1502), Alfonso Ceccarelli (1532-1583), Constantin Palæocappa ou Giovanni Battista Rasario (1517-1578) vont utiliser leurs talents de philologue pour se spécialiser dans l’art de l’imposture.
Pour autant, l’art des faussaires ne doit pas seulement être regardé comme un crime moralement répréhensible : il est un révélateur des méthodes et des progrès philologiques et critiques de l’époque, et de la parfaite compréhension qu’en avait les mystificateurs. Les faux présentent ainsi l’intérêt d’être des créations à part entière qui doivent être étudiées pour les techniques qu’elles utilisent, mais aussi dans leur contexte historique, politique et religieux afin de comprendre les mobiles qui sous-tendent de telles productions.
La Renaissance, un âge d’or des faussaires
Le xvie siècle connaît une explosion des faux historiques et des forgeries littéraires. Dès 1498, le dominicain Giovanni Nanni, dit Annius de Viterbe, publie un recueil d’Antiquités qui contient une collection d’inscriptions, dont la plupart sont fausses, et de textes littéraires supposément redécouverts, qu’il attribue à de faux auteurs (Bérose le Chaldéen, Manéthon l’Égyptien ou Métasthène le Perse). En 1501, Pomponio Gaurico publie cinq élégies d’un obscur poète du vie siècle en les mettant sous le nom de Cornelius Gallus, un poète élégiaque latin ami d’Auguste et de Virgile. Pierre Hamon publie le testament factice de Jules César qu’il a lui-même copié sur un authentique papyrus de Ravenne et publié dans son recueil d’anciennes écritures en 1566-1567.
Les humanistes ne produisent pas uniquement ces faux en nombre parce qu’ils ont acquis le savoir linguistique, stylistique et philologique nécessaire. L’époque a un goût passionné de l’Antiquité, qui devient le modèle survalorisé de la modernité et qu’il faut donc imiter ; dans le même temps, les élites développent un intérêt pour les ouvrages rares et pour les textes inconnus – et cela, hors de tout cadre juridique et moral sur la pratique des faux.
La Renaissance est aussi une époque où les grands et les petits États consolident leur pouvoir et tentent d’affirmer leur supériorité politique, une préséance ou des privilèges. Il en va de même pour les familles en mal de noblesse. États, communes et élites urbaines ont une attitude opportuniste et élastique face à la documentation historique. Ils n’hésitent pas à réécrire le passé pour le faire concorder avec leur présent ou à reconstruire les omissions d’un passé fragmentaire et détruit pour s’inventer des généalogies fabuleuses ou créer des mythes patriotiques.
Les méthodes de fabrication
La mystification utilise toujours le vieux lieu commun du parchemin très ancien, retrouvé dans une bibliothèque, et lui adjoint quelques détails réalistes. En 1493, Annius de Viterbe, spécialiste en fausses antiquités, va ainsi jusqu’à mettre en scène devant le pape Alexandre VI une fouille archéologique où il déterre miraculeusement des statues qu’il a lui-même fabriquées.
Les faussaires sont des experts dans le domaine où ils opèrent. Le copiste crétois Constantin Palæocappa crée, pour le cardinal Charles de Lorraine, des manuscrits grecs contenant des textes religieux jusqu’alors inconnus, susceptibles de récuser les thèses des protestants. Pour ce faire, il a mis à profit son expérience à la Bibliothèque royale de Fontainebleau, où il a compilé le catalogue des manuscrits grecs. Il a ainsi repéré des passages anonymes qu’il a mis sous de faux noms puisés dans la Souda, une encyclopédie byzantine du xe siècle, dont il a lui-même rédigé la table des matières dans le catalogue de la bibliothèque royale.
Giovanni Battista Rasario s’appuie sur sa connaissance de l’encyclopédie médicale d’Oribase, qu’il a éditée et traduite en 1554-1557, pour élaborer ses faux commentaires de Galien sur les traités Des humeurs et De l’aliment d’Hippocrate. C’est à partir des fragments authentiques conservés chez Oribase qu’il réécrit des commentaires complets.
La technique d’Alfonso Ceccarelli se fonde sur un travail préalable dans les archives. Il introduit des fragments de sa main dans des chroniques authentiques, attribue à un auteur fictif un texte authentique ou l’inverse ; il met en circulation des textes qu’il a altérés tout en éliminant le document original et fabrique à tour de bras testaments et actes privés, en imitant les écritures anciennes. Il utilise aussi des techniques de vieillissement des documents (pages déchirées ou rongées pour marquer l’empreinte d’une fausse antiquité).
Les mobiles des faussaires
La fabrique de faux est d’abord une pratique lucrative qui sert une ambition personnelle. La fouille miraculeuse de Viterbe a conquis le pape Alexandre VI Borgia qui a pris Annius sous son aile à la cour pontificale et l’a même gratifié du titre de maître du palais sacré. Alfonso Ceccarelli a d’abord offert ses services à de grandes familles d’Ombrie avant d’officier à Rome pour la curie papale et les nobles italiens dont il obtient protection et pension. Les faux commentaires de Galien de Rasarius sont un argument de vente pour sa nouvelle édition des œuvres complètes de Galien, alors que le marché en compte déjà plusieurs.
Mais la production de forgeries a aussi des motifs idéologiques : elles défendent une idée, une doctrine ou une histoire fabuleuse. Les manuscrits grecs copiés par Constantin Palæocappa sont destinés à plaire à leur commanditaire, le cardinal de Lorraine et à servir sa croisade contre la Réforme. Dans ses Antiquités, Annius de Viterbe entend montrer que ce sont les Étrusques et non les Grecs qui sont à l’origine de la civilisation européenne. Les Grecs ont falsifié tous les documents historiques mais ce sont les Étrusques qui sont les véritables héritiers des Égyptiens et même du patriarche Noé qui aurait débarqué en Italie après le Déluge. Pour honorer son patron, il fait remonter la famille Borgia au dieu égyptien Osiris et conçoit le programme iconographique d’un appartement du Vatican qui met en scène ce récit alternatif.
La légion de faux produits à la Renaissance a continué et continue à tromper les non-avertis. Mais les faux sont aussi devenus des objets d’étude en tant que tels. Le bouquiniste antiquaire américain Arthur Freeman a rassemblé une collection de forgeries littéraires et historiques depuis le ve siècle avant notre ère jusqu’à l’an 2000 ou Bibliotheca fictiva, qui a été acquise en 2012 par l’université John Hopkins de Baltimore.