Les humanistes et l’Europe

Rêves et réalités d’une Europe de la Renaissance

L’humanisme est un mouvement culturel qui prend son essor dans l’Italie du XIVe siècle avant de se diffuser dans toute l’Europe moderne. Fondé sur un retour aux auteurs de l’Antiquité, prônant le renouveau des études des humanités (les studia humanitatis) et proposant une nouvelle vision de la place de l’homme dans le monde, il s’impose, progressivement, comme un modèle culturel dominant à l’échelle européenne. On associe bien souvent les termes de « Renaissance », d’« humanisme » et d’« Europe ». Mais de quelle Europe parle-t-on ? Nourrit-on vraiment à cette époque un sentiment d’appartenance européen ? Si la Renaissance nous a sans aucun doute légué une certaine idée de l’Europe, quelles notions recouvre-t-elle à l’époque des humanistes ? D’une Europe chrétienne gouvernée par le pape à une Europe des confédérations, d’une Europe aux identités plurielles à une Europe humaniste nouvelle république des lettres, autant de projets pour l’Europe entre rêves, espoirs et désillusions.

Portrait de Desiderius Erasmus de Rotterdam, par Hans Holbein le jeune (1497/1498–1543). Source : Wikimedia commons.
Sommaire

Au milieu du xive siècle, le poète italien François Pétrarque (1304-1374) annonce, dans un élan ivre d’espoir poétique, l’imminent commencement d’une époque nouvelle marquée d’un profond renouveau culturel embrassant les lettres, le savoir et les arts. Une époque, la Renaissance, communément appelée ainsi depuis le xixe siècle, qui, renouant avec l’âge d’or antique, sonne le triomphe de la lumière sur l’obscurité : « Secouant les ténèbres – écrit Pétrarque dans le poème Africa – nos neveux reverront le pur soleil d’antan / tu verras l’Hélicon verdir de jeunes pousses / fleurira le laurier : alors se dresseront / de sublimes génies, fertiles, dont l’ardeur / restaurera l’ancien amour des Piérides … alors tu rajeuniras, tandis que la lumière d’un âge plus heureux luira pour les poètes. » Un siècle plus tard, en 1484, Marsile Ficin (1433-1499), éminente figure de l’école néoplatonicienne florentine, cultive désormais la certitude de vivre dans un temps resplendissant qui « a porté à nouveau à la lumière les arts libéraux qui étaient presque tous éteints, la grammaire, la poésie, le discours, la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique et l’ancienne mélodie de lyre d’Orphée ».

Pionniers d’un vaste mouvement d’érudition, l’humanisme, destiné au xvie siècle à devenir « un modèle culturel dominant dans toute l’Europe », les humanistes italiens jettent ainsi les fondations d’une dynamique intellectuelle et culturelle « irrésistible qui a ouvert la voie à une transformation de la vision du monde, à un renouvellement des modes et des types de connaissance, à un élargissement des sources d’inspiration littéraire et artistique, à une refonte du système pédagogique… à une critique libératrice des traditions et des institutions… et, enfin, à une image nouvelle de l’homme » (J.-Cl. Margolin).

De Pétrarque à Érasme, de Lorenzo Valla à Guillaume Budé, des guerres d’Italie (1494-1559) à la Réforme jusqu’aux guerres de Religion (1562-1598), des grandes découvertes aux révolutions scientifiques introduites par Nicolas Copernic (1473-1543) et par Galilée (1564-1642), l’espace européen devient la scène privilégiée où il semble possible de bâtir ce monde renouvelé où l’homme, ce « grand miracle » selon les mots du prince des philosophes Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), est appelé à devenir le nouveau héros civilisateur.

On associe ainsi bien volontiers les mots de « Renaissance », d’« humanisme » et d’« Europe », rassurés à l’idée que l’Europe serait surtout la fille de la Renaissance. Il convient néanmoins de se demander si cette Europe des humanistes existe vraiment et si elle possède une identité qui lui serait propre, déterminée entre autres par des principes, chers aujourd’hui, d’unité, de conscience ou de sentiment d’appartenance européens ?

Deux temps permettent d’esquisser une série de réponses, l’un analysant les tentatives avortées de réaliser le rêve d’une Europe unie à la Renaissance, l’autre envisageant l’humanisme comme construction d’un modèle culturel dominant à l’échelle européenne.

L’Europe et les Européens : des notions entre espoir et désillusion

La notion d’Europe recouvre pendant la Renaissance plusieurs réalités dont deux au moins sont incontestées. Elle est d’abord un récit mythique. Dans les Métamorphoses d’Ovide, elle apparaît en effet sous les traits d’une princesse phénicienne, fille du roi Agénor et de Téléphassa, dont s’éprend le divin Zeus qui, métamorphosé en taureau, finira par la ravir. L’art renaissant, dont on connaît l’intérêt fécond pour les mythes antiques, a souvent représenté l’Europe en charmante jeune fille accompagnée par un taureau : en peinture avec Titien par exemple et son Enlèvement d’Europe (1559-1562, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum), en sculpture avec Bartolomeo Bellano (1470-1490, Florence, Museo Nazionale del Bargello), mais également dans l’art des médailles avec l’artiste florentin Giampaolo Poggini (1564).

Il ne fait pas de doute non plus que l’Europe est une réalité géographique bien déterminée. Hérodote (484-420 av. J.-C.) bien sûr, mais aussi Strabon (58 av. J.-C.-25 apr. J.-C.), dont l’œuvre est traduite en latin en 1453, ou Pierre d’Ailly et son Imago mundi (1410) en font le plus petit des trois continents qui, avec l’Asie et l’Afrique, forment l’oikoumène.

Mais au-delà du mythe et de la géographie, l’époque des humanistes voit naître deux projets singuliers pour une Europe unie et unifiée dont l’urgence et la nécessité s’expliquent par la montée en puissance de la menace turque en Méditerranée symbolisée par la prise de Constantinople le 25 mai 1453. Enea Silvio Piccolomini, grand érudit humaniste et pape de 1458 à 1464 sous le nom de Pie II, lance, par la bulle du 13 octobre 1458, un appel à la croisade, invitant tous les princes chrétiens à se réunir à Mantoue pour préparer la guerre sainte. Elle, seule, doit pouvoir stopper l’avancée turque et défendre l’Europe chrétienne du déchaînement d’un ennemi de la foi perçu, dans un climat de fortes tensions eschatologiques, comme précurseur de l’Antéchrist. Le pape rêve donc d’être à la tête d’une Europe chrétienne coalisée, unie, une Respublica christiana, rassemblant, dans une cause commune, tous les Européens, terme d’ailleurs que Pie II est le premier à employer. Ce vieux rêve de croisade, réactualisé au xve siècle, ne verra pas le jour et celui d’une Europe unie dans la foi est appelé à s’évaporer en 1517 lorsque Luther publie ses 95 thèses à Wittemberg.

Dans le même contexte et pour les mêmes raisons, mais sous une forme différente, car en opposition ouverte au projet pontifical, une autre initiative pour la construction d’une Europe unie est menée par le roi de Bohême Georges de Podiebrad (1420-1471). Entre 1462 et 1464, il est en effet à l’origine d’une contre-proposition visant à la création d’une Europe politique des confédérations où tous les princes européens qui le souhaitent pourraient unir leurs forces afin de repousser la menace turque. Il s’agit bien pour le roi d’une Europe politique, une Europe des nations forgée dans l’alliance de quatre nations – la nation gallicane, la nation germanique, la nation italienne et la nation espagnole – auxquelles s’ajoute une cinquième, la nation anglaise. Dotée d’un président (ni le pape ni l’empereur ne peuvent postuler) et d’un conseil restreint où chaque nation se voit représentée, l’Europe de Podiebrad dispose de ses propres organes judiciaires et d’une assemblée chargée des questions législatives. S’il ne voit pas le jour, ce projet aboutit néanmoins à la signature de plusieurs alliances, dont le traité entre la France et la Bohême signé le 16 juillet 1464.

Un écho de cette « Europe des Nations » apparaît au xvie siècle dans un certain nombre de cartes dans lesquelles on codifie l’image allégorico-cartographique de l’Europa Regina. Le premier exemplaire en est la carte de Johannes Putsch (Joannes Bucius Aenicola) publiée en 1537. L’Europe continentale et insulaire y est figurée, enchâssée dans un corps féminin couronné (impératrice et/ou reine) brandissant dans la main droite un globe et dans la main gauche un sceptre. L’Espagne occupe la tête, les épaules sont la France, la poitrine l’Allemagne avec, au centre, la Bohême. L’Italie se trouve dans le bras droit et la Sicile est située dans le globe. La Grèce, quant à elle, est placée aux confins droits du corps, juste en face de l’Asie. Tout autour sont placés l’océan Atlantique, le mare nostrum, la Scandinavie, l’Afrique et l’Asie. De nombreux fleuves (le Pô, le Rhône, le Rhin, l’Elbe), des chaînes de montagnes (les Apennins, les Alpes) et des villes (Rome, Venise, Paris, Strasbourg ou encore Constantinople ou Belgrade) complètent la carte. Cette image de l’Europa Regina connaît une large diffusion : elle est reprise dans l’Itinerarium sacrae scripturae de Heinrich Bünting (1587) par exemple ou encore dans l’édition de 1588 de la Cosmographie universelle de tout le monde de Sebastian Münster, mais aussi dans la versification du grammairien Gérard du Vivier du Theatrum orbis terrarum d’Abraham Ortelius (Anvers, 1570) qui écrit : « La dame que tu vois assise tout en haut / en grave majesté richement comme il faut / ayant dessus le chef couronne impériale / et en la droite main un sceptre à la royale, / tenant à la senestre au monde un gouvernail, / c’est notre Europe ici qui a en général / jadis par les Romains commandé tout le monde. »

Dans un corps uni, féminin et couronné, voici l’Europe qui se dévoile dans toute sa majesté, emblématique image d’une propagande affichée visant à souligner sa « supériorité incontestable et incontestée » sur l’Afrique et l’Asie (J.-Cl. Margolin).

Face à la menace ottomane, face aussi à une Europe déchirée de l’intérieur, des soubresauts identitaires esquissent, à la Renaissance, la possibilité d’une Europe portée par la prise de conscience d’une spécificité culturelle de l’Occident européen. Les grandes découvertes initiées par Christophe Colomb (1450-1506), Vasco de Gama (1460-1524) et Fernand Magellan (1480-1521) participent aussi, bien que très lentement, à la formation d’une identité européenne. Cependant, force est de constater qu’il ne s’agit là aucunement d’un sentiment généralisé et que cette prise de conscience se traduit souvent par un repli sur soi. La plupart des humanistes confrontés aux réalités du monde qui est le leur ont en effet plutôt tendance à chérir l’attachement à un sentiment identitaire qui est tout sauf européen. Ainsi, Pétrarque se dit avant tout italien, car fier d’une italianité qui est un lien culturel fort dans une Italie pourtant politiquement morcelée. Au xvie siècle, Nicolas Machiavel (1469-1527) confesse, dans une lettre à Francesco Vettori du 16 avril 1527, son amour irréductible de la patrie italienne : « J’aime ma patrie plus que mon âme. » La montée en puissance d’un sentiment national et d’une xénophobie empêche de croire que, à la Renaissance, tout le monde se sentait européen. Les exemples se succèdent. En 1376, Coluccio Salutati, humaniste et chancelier de Florence, lance un virulent appel à ne pas tolérer que ces voraces de Français s’emparent de l’Italie. Poggio Bracciolini, dit Le Pogge (1380-1459), secrétaire apostolique du pape Jean XXIII, dans une lettre à son ami Niccolò Niccoli du 18 mai 1416, décrivant son séjour plaisant aux bains thermaux de Baden, pointe l’abîme culturel qui sépare l’Italie et l’Allemagne : « Ces bons Allemands auraient fait d’excellents citoyens de la république de Platon où tout devait être en commun […] chose extraordinaire […] aucune discorde ne s’élève. La passion de jalousie, qui tourmente ailleurs presque tous les maris, leur est parfaitement inconnue […] Oh ! combien ces mœurs diffèrent des nôtres. » Quelques années plus tard, en 1480, Antonio di Tuccio Manetti, architecte, ami et biographe de Filippo Brunelleschi (1377-1446), stigmatise, en évoquant la construction de la coupole du dôme de Florence, « ces Allemands qui se prétendaient modernes ». Encore, le pape Jules II à la tête de l’Église entre 1503 et 1513, ne semble agir qu’au nom d’une seule obsession, celle de jeter hors d’Italie ces barbares envahisseurs que sont entre autres les Français.

Érasme de Rotterdam (1469-1536), prince des humanistes, constate, avec un certain dépit, l’inexistence d’une conscience européenne. En rappelant que la distance d’un pays à l’autre est censée séparer les corps et non les âmes, il dénonce ce qu’il appelle la cruelle perversité humaine : « L’Anglais est l’ennemi du Français simplement parce qu’il est français, le Breton hait l’Écossais simplement parce qu’il est écossais. L’Allemand est en désaccord avec le Français, l’Espagnol avec l’un et l’autre. »

Si on peut parler d’Europe, c’est donc d’abord en prenant conscience que c’est une notion qui pour les humanistes recouvre, avant tout, la pluralité des réalités spatio-culturelles. C’est une Europe plurielle et contrastée où ils sont invités à expérimenter la confrontation, souvent appréciée, d’une altérité ressemblante : une Europe de la diversité, de la mobilité et de la sociabilité, une Europe des routes empruntées par des ambassadeurs tels que Baldassare Castiglione (1478-1529), par des artistes tels que Léonard de Vinci (1452-1519) ou Jan Van Eyck (1390-1441), par des écrivains et intellectuels comme Montaigne (1533-1592) ou Charles de Bovelles (1480-1533) ou encore hommes de guerre et condottières, l’anglais John Hawkwood (1320-1394) ou Louis II de La Trémoille (1460-1525), par exemple, qui se retrouvent à combattre dans la péninsule Italienne.

Face à ces multiples dissonances, cela a-t-il encore du sens de parler d’une Europe des humanistes ? Il y a un rêve commun qui, entre la fin du Moyen Âge et l’époque moderne, se diffuse à l’échelle européenne, celui d’une Europe de la sagesse, du savoir et de la raison, celui d’une Europe appelée à devenir une nouvelle République des lettres dépassant ainsi les clivages nationaux et les particularismes identitaires.

L’Europe des humanistes ou la nouvelle République des lettres

L’expression Respublica literaria apparaît pour la première fois sous la plume de l’humaniste et homme politique italien Francesco Barbaro (1390-1454) dans une lettre adressée au Pogge datée du 6 juillet 1417. Liée à l’essor de l’humanisme dans l’Italie de la Renaissance puis dans l’Europe tout entière, elle est envisagée comme le vecteur d’un modèle culturel dominant. La pensée humaniste dans toute sa pluralité – littéraire, politique, philosophique ou artistique – entend fixer des canons de perfection humaine du point de vue tant éthique, qu’esthétique et social. L’humanisme, nourri par la conviction profonde de la nécessité d’engager un renouveau civilisationnel, aspire à un retour de l’Antique, indispensable pour donner naissance, dans un esprit à vocation universelle, à l’homme nouveau libre, digne et maître de son destin.

Le retour à l’Antiquité, surtout gréco-romaine, conduit à l’établissement d’un « répertoire commun de références », d’auteurs, de textes à travers lesquels bâtir une nouvelle ère. L’École d’Athènes peinte par Raphaël sur les murs de la salle de la Signature du Vatican entre 1508 et 1511 représente un arrêt sur image qui illustre cette fascination performative que les humanistes ont pour les grands hommes et le savoir antique : ainsi, autour de Platon et d’Aristote qui avancent au centre de la scène, se déploie une sorte de dialogue interdisciplinaire réunissant Socrate, Eschine, Xénophon, Chrysippe, Zénon, Parménide, Héraclite, Archimède ou encore Ptolémée.

C’est cette soif d’Antique qui fait dire au poète Ronsard (1524-1585) « Pillons-les ». Langues, textes, vestiges et ruines archéologiques sont les éléments essentiels de ce retour aux sources. Ainsi, une parfaite connaissance et une maîtrise des langues anciennes ouvrent à la vérité des textes anciens. Lorenzo Valla (1407-1457), le père de la philologie, rappelle, dans ses Elegantiae (1440), que « quoi qu’il en soit, autant fut triste l’époque d’autre fois, où on ne trouve pas l’ombre d’un savant, d’autant plus devons-nous nous féliciter de notre époque, durant laquelle, si nous faisons encore un effort, je suis sûr que nous restaurerons, plus encore que la cité, la langue de Rome, et avec elle toutes les disciplines […] ». La « langue de Rome », le latin classique, le latin de Cicéron, s’impose comme la lingua franca des humanistes. On assiste donc, dès la fin du xive siècle, à l’essor de la philologie latine, mais aussi grecque grâce à des érudits byzantins installés en Italie comme Manuel Chrysoloras (1350-1415) qui, arrivé en 1397 à Florence, y enseigne le grec. Le latin, le grec, mais aussi l’hébreu, « les trois langues sans lesquelles toute doctrine est incomplète », écrit Érasme le 18 mai 1519 dans une lettre à Thomas Wolsey.

De nombreuses découvertes de manuscrits anciens dans les abbayes de Cluny ou de Saint-Gall permettent aux humanistes d’exhumer des traités antiques : Cicéron, Quintilien, Lucrèce, Plaute et Stace. En 1416, dans une lettre à Guarino de Vérone, le Pogge décrit, en des termes militants, la découverte des Institutions oratoires de Quintilien : « Au milieu d’un nombre incalculable de manuscrits qu’il serait bien long d’énumérer, j’ai retrouvé Quintilien sain et sauf, bien que plein de moisissure et de poussière. En fait, ces livres ne se trouvaient pas dans la bibliothèque, comme leur dignité l’aurait requis, mais dans une prison triste et obscure, au fond d’une tour dans laquelle on ne mettrait pas même les condamnés à mort. » Les auteurs antiques incarnent une perfection archétypale qu’il faut exhumer : Cicéron est le modèle pour la prose, Virgile pour l’épique et Horace pour la lyrique. Lectures, traductions, études, la bibliophilie humaniste connaît ses heures de gloire. Jean Lascaris (1445-1535) est envoyé par les Médicis en Orient à deux reprises afin de rassembler des manuscrits grecs. Il revient avec plus de deux cents ouvrages. Toujours à Florence, Vespasiano da Bisticci (1421-1498), surnommé le « roi des libraires du monde », entretient un commerce florissant de livres d’auteurs classiques et contemporains. Véritable marchand de livres, il fournit les bibliothèques des grands de son temps, d’Alphonse le Magnanime, roi de Naples, à Frédéric de Montefeltre, duc d’Urbino, en passant par le roi de Hongrie, Mathias Corvin. L’humanisme européen est un humanisme du livre, livre comme clé de voûte de l’humanité. Pour le cardinal Jean Bessarion (1402-1472), humaniste byzantin qui dans une lettre du 31 mai 1468 envoyée au doge Cristoforo Moro et au sénat vénitien leur fait don de sa bibliothèque (1024 manuscrits, dont 482 volumes grecs), les livres sont l’écrin des paroles des sages. Non seulement ils sont pleins des exemples des anciens, des coutumes, des lois, pleins de religion, mais « Ils vivent, discutent, dialoguent avec nous. Ils nous enseignent, ils nous instruisent, ils nous consolent, ils nous rappellent toutes les choses très anciennes en les plaçant sous les yeux de notre mémoire. Tellement grande est leur force, leur dignité, leur majesté et enfin leur sacralité que s’il n’y avait point de livres, nous serions tous des grossiers et des ignorants sans aucun souvenir du passé, sans aucun exemple sur lequel s’appuyer. Nous n’aurions aucune connaissance des choses humaines et divines. Le même tombeau qui accueille les corps des hommes, effacerait alors pour toujours leurs noms. »

C’est aussi une nouvelle sensibilité envers les vestiges archéologiques qui offre une porte d’accès à l’Antiquité. Les papes Martin V (1417-1431) et Eugène IV (1431-1447) s’engagent pour protéger et restaurer les monuments anciens. Tout comme le Pogge qui, dans une méditation sur les variations de la Fortune (1431), dresse une description des ruines de Rome, Flavio Biondo (1388-1463) est fasciné par ces mêmes traces d’un temps passé. Son Roma instaurata (1444-1446) ne se contente pas de cataloguer de manière raisonnée les monuments de Rome, elle est le fruit d’enquêtes archéologiques et archivistiques.

L’Europe des lettres à laquelle aspirent les humanistes est une Europe des humanités (studia humanitatis). Dans l’Italie du Quattrocento, le renouveau de la paideia humaniste est l’œuvre de Pier Paolo Vergerio (1370-1444), Maffeo Vegio (1406-1458) et Matteo Palmieri (1406-1475). Ils théorisent dans leurs traités une nouvelle pédagogie éducative esquissant un parcours d’apprentissage centré sur les sept arts libéraux auxquels s’ajoutent l’histoire et la philosophie. Par l’amour des lettres, l’homme devient vertueux, responsable et dispose des outils lui permettant d’être citoyen du monde et utile socialement. Vittorino da Feltre (1378-1446), autre grand maître de la Renaissance italienne, appelé par les Gonzague à Mantoue, ouvre vers 1425 la Casa Giocosa, une école dans laquelle est prônée une éducation totale de l’homme, autant de son esprit que de son corps à travers un programme d’éducation physique, sportive et ludique.

L’éducation de l’homme est aussi au centre de la réflexion philosophique. Giannozzo Manetti en 1452 puis Pic de la Mirandole en 1486 défendent le concept de dignité humaine qui réside dans la liberté « attribuée à l’homme par le créateur » de se mouvoir sur l’échelle des êtres et de s’autodéterminer. Dignité, liberté, responsabilité : « Les hommes ne naissent pas, ils se fabriquent », écrit Érasme en 1529.

Bâtissant ses fondations sur la redécouverte de l’Antiquité, sur les studia humanitatis, sur une nouvelle conception de la place de l’homme dans le monde, la République des lettres s’étend à toute l’Europe grâce aux nombreux réseaux de la sociabilité humaniste. La circulation des hommes, mais surtout les échanges épistolaires sont les rouages essentiels de la diffusion de l’humanisme. Les lettres familières de Cicéron sont le modèle archétypal. Ainsi un auteur comme Cristoforo Landino publie, au milieu du xve siècle, ce qui s’apparente à un manuel contenant des prototypes de lettres adaptés à chaque circonstance. Preuve de l’importance de cet exercice, le manuel connaît, entre 1485 et 1550, une quarantaine d’éditions.

L’imprimerie aussi tient une place considérable dans la diffusion européenne de la pensée humaniste et de textes antiques. À Venise, Alde Manuce, dont l’emblème est un dauphin et une ancre, incarne la figure type de l’imprimeur humaniste. Il se lie avec Érasme, admire le Politien et Pic de la Mirandole, et est l’un des premiers imprimeurs à imprimer en caractères typographiques grecs.

Académies et cours princières sont les foyers majeurs du rayonnement de l’humanisme renaissant : de l’Académie néoplatonicienne de Florence voulue par Côme l’Ancien en 1463 à l’Académie Pontaniana de Naples fondée par Antonio Beccadelli (Il Panormita, 1394-1471) et dirigée depuis 1471 par Giovanni Pontano (1426-1503), des cénacles intellectuels d’une cour princière comme le Milan des Sforza avec Francesco Filelfo (1398-1481) à Ferrare où les Este emploient Matteo Maria Boiardo (1441-1494) et Pietro Bembo (1470-1547), d’Urbino sous les Montefeltre à la cour aragonaise de Naples, sans oublier la France de François Ier où est fondé le Collège des lecteurs royaux (Collège de France) en 1530 sous l’impulsion de Guillaume Budé (1468-1540).

Au sein des cours princières, un processus de politisation de l’humanisme s’engage reformulant l’idéal de l’art de bien gouverner et la figure du prince lettré. De projet culturel, il devient ainsi projet politique dans une Europe des princes et des lettres. En 1520, dans les Histoires florentines (livre VIII), Machiavel, évoquant la figure de Laurent de Médicis, esquisse le portrait du prince humaniste, héros civilisateur (Laurent Bolard) : il a à cœur de rendre sa cité plus grande et plus belle, il organise des fêtes, des réjouissances et des cortèges où on représente les événements et les hauts faits de l’Antiquité. Il est animé par la volonté de garantir l’abondance de sa patrie, l’union parmi le peuple. Il aime tous ceux qui excellent dans les arts et il protège les gens de talent : musiciens, architectes, artistes, philosophes, poètes.

L’Europe des humanistes a indiscutablement plusieurs visages. Elle est plurielle et inachevée. Entre espoirs et désillusions, elle est un espace commun d’échanges et de rayonnement culturel, un laboratoire d’idées, de projets et d’avancées qui sont certainement le legs d’une certaine idée de l’Europe à laquelle toujours on continue à aspirer.

Citer cet article

Andrea Martignoni , « Les humanistes et l’Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 20/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12358

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Vidéos INA

Reportage de 1957 qui dresse le portrait de Galiléo Galiléi, RTF, 1957

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