L'identité distinctive du luxe défie les définitions univoques. C’est une construction culturelle, sociale, économique qui repose sur des éléments divers – rareté, savoir-faire, provenance, nouveauté, raffinement, convoitise, ambition, prestige – et mouvants. Tel bien, banal ici, est un produit de luxe ailleurs ; tel autre devient d'un usage courant et perd sa valeur distinctive, comme le café ou les cotonnades. Or la diffusion du luxe implique son évanescence : les biens qui incarnent l’opulence et l’ostentation deviennent obsolètes dès qu'ils se disséminent dans la société, et de nouveaux biens deviennent désirables. Des sociologues ont analysé les fonctions et le sens de l’acte de consommer ; ils ont montré à quel point la mode est un instrument de la hiérarchisation des groupes. Norbert Elias (1897-1990) a expliqué comment sous Louis XIV, les consommations de luxe sont imposées à la cour de Versailles par la lutte pour le statut social et le prestige. Dans son Traité d’économie politique (1803), l'économiste Jean-Baptiste Say met en lumière l'enjeu sous-jacent : « Les objets de luxe sont les choses qu’on emploie […] pour éblouir les regards et pour agir sur l’opinion des autres hommes ».
Luxe, esthétique, fantaisie : la dynamique de la diffusion sociale
D’abord importées puis imitées dans un souci mercantiliste, les marchandises d’origine asiatique, africaine, américaine ou antillaise modifient la culture matérielle européenne en offrant une variété de choix et de qualité inconnue jusqu’alors : meubles en laque ou acajou, paravents, toiles et papiers peints... Les nouveautés séduisent les consommateurs par l’invention des formes et des matériaux (soie mélangée, faïence, bijouterie en faux…) et la gamme étendue des prix. Adam Smith résume, dans la Théorie des sentiments moraux (1759), les valeurs esthétiques à l’origine du désir pour les nouveaux biens : couleur, forme, élégance, finesse. Le goût et la distinction ne sont plus l'apanage des élites urbaines métropolitaines mais se propagent aux classes moyennes jusque dans les campagnes de l’Europe occidentale, favorisant une culture de consommation qu’illustrent les inventaires après décès, les stocks et les livres de ventes des boutiquiers des bourgades de Lorraine, de Bretagne, des comtés du centre et du nord-ouest de l’Angleterre (Warwickshire, Staffordshire, Cheshire, etc.)… Prenons le cas des indiennes, ces tissus de coton colorés et légers importés d’Inde avant d’être fabriqués par des manufactures occidentales, notamment en Suisse, Angleterre ou Allemagne. Au cours du siècle, l’offre s’est tant diversifiée qu’elle touche finalement toutes les catégories de consommateurs. Suivre la mode suscite l’émulation, qu’il s’agisse d’un simple fichu ou mouchoir « des Indes » acheté à un colporteur, un forain, un marin de retour des Indes muni de quelques pacotilles ou à l’épicier du village, ou d’une somptueuse robe d’indienne proposée par un tailleur parisien, londonien ou madrilène. Le succès s’explique parce qu’il s’agit de nouveautés présentées comme « exotiques » et authentiques, au design inventif, qui correspondent au désir de fantaisie de consommateurs de plus en plus nombreux et de mieux en mieux informés par une presse locale en expansion. Certes, les pratiques d’achats diffèrent selon les classes sociales et au sein de chacune, mais l’horizon des consommateurs et leurs comportements s'en sont trouvés transformés. En témoignent, si l’on se tourne vers les boissons, le nouveau rituel du thé ou du chocolat, l’essor des cafés à Venise, Gênes, Marseille à Oxford, Londres, Amsterdam ou Vienne, et l’utilisation de nouveaux objets, cabaret (petite table ou plateau), cafetière, sucrier, tasse et soucoupe. La diffusion du luxe et du demi-luxe donne naissance à une culture matérielle inédite, marquée par l’accroissement du superflu, l’obsolescence et la fragilité des objets et des étoffes – ce que l’historien Daniel Roche a nommé la « culture des apparences ».
Le savoir-faire des marchands : le boom du faux, quintessence de l'art
La valeur d’un objet, ce qui lui donne sens, dépend de son prix, sa qualité, son usage, mais aussi de l’inventivité et de la dextérité artisanales ainsi que du savoir-faire commerçant. Les acteurs du marché du luxe, parfumeurs, ébénistes, tapissiers, éventaillistes, marchands de modes, porcelainiers, tabletiers, orfèvres, bijoutiers, quincailliers et autres merciers, ont eu un rôle crucial. En proposant tous les modèles et les prix dans un contexte de non-standardisation de la production, ils convient à un élargissement du marché inédit. Or la nouveauté n’est pas toujours bien accueillie dans des sociétés où l'emportent la fixité et la tradition, impératifs politiques, culturels et moraux. Le discours publicitaire, via la presse, les almanachs, cartes commerciales ou en-têtes de factures, illustre les changements de consommation et les techniques utilisées pour y parvenir. Qualité, variété, nouveauté sont les mots clés d’une rhétorique qui joue sur les significations sociales et culturelles des objets. En écho avec les thématiques libérales et émancipatrices des Lumières s'affirme la figure du consommateur (le mot est d'usage courant vers 1745), citoyen instruit et informé ; tel l'amateur de beaux-arts, le client est considéré comme un sujet sensible, capable de juger par l'exercice du goût. Dans les années 1770, au moment où décolle à Birmingham ou Sheffield la production du plaqué, les boutiquiers accompagnent cette innovation. Le faux devient prouesse ; l'imitation est invention, c'est la marque de l’« art ». « On fait à Paris des perles qui imitent si bien les naturelles, et qui sont à si bon marché, que la plupart des femmes croient pouvoir se passer des fines » affirme ainsi une annonce publicitaire du n°86 de l’Almanach général des marchands en 1785. Dans les livres de comptes, la fréquence des mentions des nouveaux matériaux (similor, simili argent, straz) témoigne du succès de la malléabilité du luxe. La baronne d’Oberkirch (1754-1803), Strasbourgeoise de passage à Paris, est séduite : « Nous restâmes plusieurs heures au Petit-Dunkerque. Rien n’est joli et brillant comme cette boutique [du mercier bijoutier Granchez], remplie de bijoux et de colifichets en or ».
Circulation des objets et perméabilité des marchés
L'authenticité du luxe repose sur la signification symbolique de l'objet, sur l’investissement psychologique et économique qu’il représente – ce que savent alors les philosophes comme les marchands, qui manient si bien le discours publicitaire. C'est un élément central pour la compréhension du « luxe populaire ». Le marché du luxe implique un renouvellement incessant des objets, porteurs de distinction et de rêve ; par là, il stimule les marchés de l’occasion et du demi-luxe. Les nouveautés se diffusent non seulement parmi les élites, premières visées, mais aussi, par ricochet, parmi les classes moins fortunées car l'aristocrate, à la pointe des modes, consommateur impénitent mais à court d'argent, est un grand pourvoyeur d'objets de luxe, meubles, flambeaux, girandoles, bagues, montres, glaces, utilisés comme moyens de paiement. Pour régler une montre émaillée valant 4 400 livres, la duchesse de Fitz-James donne en acompte une montre et chaîne garnie de diamants (2 500 livres) et une partie de bagues en diamants (1 680 livres).
Dans les boutiques, le neuf et l'occasion s’entrecroisent par l’entremise des marchands, traits d’union entre des marchés inséparables, perméables, fluides. Il en va de même des consommateurs, unis dans un commun désir de fantaisie, de luxe et de nouveautés, même s’il s’exprime différemment selon les niveaux de fortune et les pratiques de shopping.