Dès l’origine, la censure met en jeu des acteurs multiples et concurrents, des critères de jugement variés voire contradictoires, et des moyens d’exécution importants mais limités. Aussi, il n’existe pas une censure dans l’Europe moderne, mais des censures. Deux principaux types peuvent être distingués, selon qu’elle intervient avant ou après la publication.
Des censures
Aux xviie et xviiie siècles, il existe une censure préalable dans la plupart des États. En France, tout livre nouveau doit obtenir l’autorisation de la chancellerie royale (ordonnance de Moulins, 1566). Jusqu’au xviiie siècle, il s’agit d’un acte royal – privilège ou approbation – rendu après examen de l’ouvrage. Mais face à l’essor croissant de l’imprimé, la chancellerie crée d’autres formes d’autorisation, moins solennelles : la permission tacite, la tolérance et la permission simple, qui permettent d’imprimer sans privilège. Le lieutenant de police peut aussi se substituer à la chancellerie pour les plus petits ouvrages. Au xviiie siècle, cette multiplication des types d’autorisations est devenue indispensable pour laisser le commerce prospérer. Ces simplifications témoignent aussi d’un assouplissement réel de la censure, notamment sous la direction de Malesherbes (1750-1763). Néanmoins, le contrôle constitue une réalité : plus d’un tiers des ouvrages soumis à l’administration entre 1706 et 1788 n’obtiennent pas d’autorisation explicite. Ce système d’autorisation préalable n’existe ni en Angleterre (en particulier après l’abrogation du Licensing Act en 1695), ni surtout aux Provinces-Unies où domine une assez large liberté d’expression. Les copyrights anglais, et les privilèges néerlandais achetés par les éditeurs, suffisent à y satisfaire les exigences commerciales.
Le second type de censure s’exerce après publication. Tout ouvrage, autorisé ou non, peut faire l’objet d’une censure a posteriori, s’il est tenu pour délictueux. Celle-ci vise les infractions aux privilèges d’édition, mais aussi les propos scandaleux contre le gouvernement, le pouvoir, l’Église et la morale. La justice peut ordonner le retrait du privilège d’édition, la poursuite de l’auteur, des imprimeurs-libraires et des colporteurs, le retrait, voire la destruction des exemplaires. Des polices du livre sont chargées de saisir les stocks d’ouvrages interdits, de surveiller les cargaisons de livres dans les villes frontalières et les ports, d’empêcher l’importation de textes non autorisés… Les peines sont sévères, de l’interdiction d’exercer, à la mort ou à l’excommunication. La dureté de ces peines limite néanmoins souvent leur application. Si cette censure a posteriori existe dans toute l’Europe, deux situations extrêmes se distinguent. Aux Provinces-Unies, où le dynamisme de l’industrie du livre et la liberté d’expression attirent les impressions contestataires, la censure s’exerce le plus souvent suite aux plaintes de puissances étrangères et ses effets sont très atténués par la structure décentralisée de l’État. En Espagne, au contraire, l’Inquisition incarne l’institution de censure la plus efficace et la plus redoutable d’Europe. Cette administration centrale, placée sous l’autorité directe de la couronne, est utilisée par la monarchie comme une arme pour lutter contre les croyances et les comportements déviants. Elle rédige les listes d’ouvrages interdits (Index), contrôle l’entrée des livres étrangers, visite les ateliers d’imprimerie et les bibliothèques, impose aux libraires la tenue d’inventaires qui, à partir de 1614, doivent être remis annuellement aux « réviseurs ».
À côté de cette action institutionnelle, il existe dans toute l’Europe des pratiques de censure indirecte. L’autocensure est très répandue, dictée par le conformisme et la crainte de la répression. Le mécénat, le patronage puis la multiplication des académies à partir des années 1660, permettent d’encadrer la production en élaborant des normes, en maîtrisant les savoirs et même en déléguant la surveillance aux auteurs. Enfin, les gouvernements européens contrôlent l’appareil de production en limitant le nombre d’imprimeurs autorisés. Par exemple, dans les Pays-Bas méridionaux, il faut attester de bonnes mœurs et de pratiques religieuses orthodoxes pour entrer dans le métier. Grâce à l’octroi de privilèges, la monarchie française favorise quant à elle les plus grosses entreprises qui sont donc plus enclines à respecter une réglementation qui les avantage. De la sorte, les intérêts économiques des plus importants libraires rejoignent les intérêts politiques des gouvernements.
Un contrôle difficile à mettre en œuvre
L’exercice de la censure s’avère néanmoins complexe, en raison de la sédimentation institutionnelle et législative. En France, par exemple, le contrôle civil des écrits relève du conseil du roi, de la chancellerie, de la lieutenance de police et des Parlements. À cela s’ajoute la censure ecclésiastique, qui implique la faculté de théologie, l’assemblée du clergé et, au niveau local, les évêques. Il faut attendre 1723 pour qu’un Code de la librairie uniformise les pratiques dans la région de Paris puis, à partir de 1744, dans tout le royaume. La pluralité des institutions génère des rivalités constantes. Les autorités ecclésiastiques s’assurent toujours jalousement que les Parlements ne se prononcent pas sur des questions théologiques. Tandis que chacune des institutions souhaite obtenir un monopole sur le contrôle, leurs objectifs sont parfois si différents que leurs sentences peuvent se contredire. De véritables conflits éclatent, où la censure sert de support à une querelle de juridiction ou à l’offensive d’une institution contre une autre. Dans ce cas, chaque parti publie des textes et les fait circuler, les actes de condamnation devenant plus importants que leur objet même. La censure, qui repose en partie sur la culture du secret, se transforme en acte de publicité. Elle prend parfois une dimension sensationnaliste, notamment en Angleterre, par la tenue de procès qui passionnent le public.
Le fonctionnement de l’économie du livre complique lui aussi l’exercice de la censure en créant des possibilités de contournement. Un auteur ne bénéficiant pas de permission peut ainsi employer les services d’imprimeurs étrangers puis faire entrer clandestinement son ouvrage grâce à de vastes réseaux de vente et de colportage, à l’échelle nationale et européenne. Par ailleurs, la diffusion imprimée n’exclut pas la circulation manuscrite. Au contraire, les ouvrages manuscrits bénéficient d’un a priori très positif de la part des lecteurs qui y voient des textes rares et donc précieux, inédits et donc curieux, non autorisés et donc potentiellement critiques ou sulfureux. Paradoxalement, la censure peut ainsi obtenir des effets contraires à ceux qu’elle recherchait ; en particulier lorsqu’en interdisant un livre, elle le rend plus attractif et en fait, involontairement, la promotion.
Avec l’augmentation de la quantité des titres et des tirages, il devient aussi difficile de surveiller l’intégralité de la production et de saisir tous les exemplaires des ouvrages interdits. Les progrès techniques favorisent la clandestinité, en permettant de fabriquer des presses plus discrètes et des éditions plus petites. La politique de limitation des privilèges à un petit nombre d’imprimeurs conduit leurs concurrents à contrefaire les ouvrages autorisés ou à se passer de permission. Enfin, à force de censurer leurs propres imprimeurs, les État favorisent l’essor de librairies étrangères plus libérales, celles des cantons suisses ou des Provinces-Unies en particulier. Dans ces conditions, la censure est aussi, malgré elle, un élément structurant de la géographie de la production européenne. Dans tous les pays où prévaut une censure rigoureuse, ses responsables se trouvent ainsi contraints de concilier des intérêts économiques et politiques souvent contradictoires.