De l’humanisme à l’Évangile
Dans l’Europe d’Érasme et Luther, la carrière du jeune Jean Calvin (1509-1564) témoigne des hésitations du monde intellectuel, entre l’humanisme du premier et le protestantisme du second. D’abord destiné à l’Église, puis au droit, Calvin fréquente les bastions de la science juridique française – Orléans, puis Bourges – où la scolastique traditionnelle s’inspire de la philologie pour donner naissance à une voie originale de l’humanisme, l’humanisme juridique. C’est sans doute là qu’il se prend de passion pour les lettres antiques. À Paris, de 1531 à 1533, il apprend l’hébreu, approfondit sa connaissance des auteurs de l’Antiquité et suit des cours de grec au Collège des lecteurs royaux (futur collège de France), créé par François Ier pour développer les études classiques sur le modèle de celui d’Érasme à Louvain. Pour établir sa réputation et trouver des protecteurs, Calvin imite les savants humanistes en publiant un commentaire latin du De Clementia de Sénèque en 1532. En attendant la gloire, il enseigne.
En novembre 1533, Calvin fuit Paris, soupçonné d’avoir participé à la rédaction du discours de Nicolas Cop pour la rentrée universitaire. Inspiré par Érasme, mais aussi par Luther, ce texte suggère que le jeune Calvin a peu à peu glissé vers les idées nouvelles. Les protestantismes que construisent Luther en Allemagne et Zwingli en Suisse ont des échos en France depuis une dizaine d’années. Les frontières entre foi catholique et foi réformée sont toutefois encore loin d’être fixées. La correspondance du jeune Calvin le situe dans cet entre-deux : il appartient au réseau évangélique parisien qui s’organise autour de Marguerite de Navarre, la sœur de François Ier.
En 1534, l’affaire des Placards contre la messe provoque une forte répression de la part des autorités royales. Après un bref séjour à Ferrare (Italie), où la duchesse Renée de France tient un petit cénacle protestant, Calvin quitte définitivement la France pour Strasbourg puis Bâle, dans l’Empire. Plusieurs publications, notamment l’Institution de la religion chrétienne, courte synthèse de la foi parue en 1536, contribuent à construire sa réputation parmi les novateurs. Ni théologien, ni pasteur, il se présente en érudit avide de défendre, selon sa conscience, les partisans français de l’Évangile. Il les encourage à poursuivre leur lutte d’influence, à une époque où l’on espère encore convaincre François Ier de prendre en main la réforme de l’Église.
L’invention d’une Église
En juillet 1536, la ville de Genève, fraîchement annexée par les Suisses sur le duc de Savoie, adopte la Réforme sous l’impulsion d’un autre membre de la diaspora évangélique française, Guillaume Farel. Il invite Calvin pour l’aider à construire la nouvelle Église. Calvin vient enseigner l’Évangile et se met au service des réformateurs de Suisse francophone. Après quelques mois, il est nommé pasteur : il quitte la carrière d’humaniste pour devenir théologien. Les deux Français rencontrent toutefois des oppositions parmi la population et de la part de Berne, qui veut imposer son modèle de réformation. Le 23 avril 1538, ils sont bannis de la ville. Calvin est alors invité à Strasbourg par Bucer, le réformateur local, qui lui donne la charge d’une petite communauté d’exilés francophones. Durant trois années, il dirige cette paroisse, tout en enseignant et en poursuivant ses travaux d’exégèse.
La doctrine réformée que Calvin se construit peu à peu au fil de cette errance et s’inscrit dans les débats européens. Sur la question du libre arbitre, qui avait opposé Érasme et Luther dans les années 1520, il suit le second : il décrit l’homme comme irrémédiablement captif du péché dans ses sermons et ses écrits. Il suit aussi Luther sur la centralité absolue du Christ et le rejet de la tradition, faisant de la Bible la seule autorité recevable. Dans les années 1550, il tend toutefois à se distinguer dans les discussions entre protestants européens pour établir un front commun face aux catholiques, en affirmant une position originale sur le salut par prédestination, sur la cène ou la légitimité de l’exécution à Genève de l’antitrinitaire espagnol Michel Servet.
Rappelé à Genève en 1541, il y concrétise sa réformation. Alors que Luther ne s’intéressait pas aux questions institutionnelles, Calvin cherche à structurer l’Église, à instaurer un culte conforme au récit des Évangiles et à donner aux responsables ecclésiastiques les moyens de contrôler les fidèles. Ses Ordonnances ecclésiastiques (1541) instaurent à Genève les quatre ministères de pasteurs, de docteurs, de diacres et d’anciens qui font l’originalité de son modèle. Calvin rédige aussi La forme des prières ecclésiastiques, qui fixe la liturgie. Si elle précise aussi la célébration des sacrements ou la visitation des malades, seuls le baptême et la cène sont conservés comme sacrements à part entière.
Les pasteurs de Genève s’organisent en Compagnie et se répartissent les différentes paroisses de la ville. Plus que les autres réformateurs en Europe, Calvin insiste sur la responsabilité qui est la leur dans la sanctification de la communauté. Par leurs sermons, leurs interventions en Consistoire ou les requêtes qu’ils adressent aux autorités civiles, Calvin et ses collègues entendent réformer la ville dans ses croyances comme dans ses mœurs, mais se heurtent à une population longtemps rétive à cette discipline sans compromis.
Diffusion et adaptations du modèle genevois dans l’Europe
Dès les années 1540, Calvin diffuse ses commentaires bibliques, traités didactiques et polémiques, sermons et les éditions successives de son Institution. Ses ouvrages latins circulent parmi les lettrés, mais Calvin écrit aussi en français et fait traduire de nombreux traités en langues locales. Son public de lecteurs est ainsi rapidement étendu à toute l’Europe. Son célèbre Traité des reliques (1543), six fois réédité en français, a, par exemple, été traduit en latin, en allemand et en anglais. Des circuits de distribution des livres s’agencent à partir de Genève et fonctionnent dans la clandestinité dans les espaces soumis à la censure (France, Pays-Bas, etc.), maillé par un réseau de colporteurs organisé par Laurent de Normandie.
La doctrine calvinienne se diffuse aussi grâce aux nombreux voyageurs qui viennent visiter Genève, perçue comme une nouvelle Jérusalem. S’il se sent investi de la mission d’exporter sa Réforme, Calvin ne fait pas des institutions qu’il a mises en place un modèle impératif. Les Églises réformées qui naissent en France ou aux Pays-Bas, en Angleterre ou en Écosse, en Pologne ou en Hongrie dans la seconde moitié du xvie siècle ne s’inspirent que partiellement de l’œuvre réalisée à Genève. En Écosse, par exemple, le modèle genevois est fidèlement imité ; en France, en revanche, la multiplication rapide des communautés réformées, leur dispersion et le poids croissant des nobles, dont les vues divergent de celles de Calvin, détendent les liens avec Genève. Les réformés français inventent leur propre organisation, officialisée par un premier synode national en 1559. Si les ouvrages de Calvin sont beaucoup lus en Angleterre et l’Église anglicane marquée par sa théologie, la reine Élisabeth, qui se réserve le gouvernement de l’Église, exprime clairement son refus de voir imitées dans son royaume l’organisation genevoise, particulièrement la discipline ecclésiastique. Aux Provinces-Unies, dont les autorités républicaines se refusent à imposer un protestantisme d’État, prévaut une tolérance pragmatique inédite, qui permet à de nombreuses communautés dissidentes de se développer.
Si la réception de la Réforme calvinienne est diverse, se construit en revanche, dans l’Europe des réformes, une solidarité internationale des réformés qui s’exprime en temps de crise, par exemple suite aux massacres de la Saint-Barthélemy, ou par la constitution de réseaux diplomatiques, économiques et intellectuels étendus à l’échelle européenne dès la fin du xvie siècle.