Éteindre les guerres
Alors qu’au xvie siècle, les guerres de Religion font rage à travers l’Europe, les humanistes redécouvrent une école de pensée antique : le stoïcisme, notamment, à travers les œuvres de Sénèque (ier siècle), d’Épictète (v. 50-v. 125) et de Marc-Aurèle (121-180). Comme le conflit voit se déchaîner la haine et la violence, la question des passions et de leur pouvoir dévastateur, pour l’individu et la cité tout entière, devient un problème essentiel.
Le magistrat français Guy du Faur de Pibrac (1529-1584), alors au service du roi Henri III, inaugure la troisième session de son Discours de l’ire à l’Académie du palais (1575) par l’évocation de la colère et de la haine, sorte de « colère invétérée », à laquelle il ne consacre pas moins de cinq discours. Que la colère vise un particulier ou que la haine soit tournée généralement contre tous les hommes, ce sont les deux passions qui semblent le plus menacer la polis, qu’elles soient le fait des gouvernants ou des citoyens. Dans sa pacification des villes de Provence, en 1596, le magistrat Guillaume du Vair (1556-1621) s’adresse aux habitants dans un langage néostoïcien. Il leur rappelle combien les dissensions sont un poison mortel pour les cités ; comment, en infectant le cœur des hommes de haine et de rancune, elles détruisent l’esprit d’union qui fonde toute société civile. Au cœur de son discours, Guillaume du Vair appelle chacun à tempérer ses passions et prône l’oubliance : il faut oublier les crimes et les vexations du passé, pour consolider dans le temps la paix fragile mise en place par les édits de tolérance religieuse entre catholiques et protestants.
Après une première génération de penseurs qui cherchent à réfléchir sur les passions, dès la Saint-Barthélemy (1572) en France ou après les premiers troubles des Pays-Bas (1568-1572), le premier xviie siècle voit surgir une nouvelle approche. Elle est dévolue « corps et âme » à l’art de connaître les hommes, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Marin Cureau de la Chambre, moraliste et médecin du roi Louis XIII.
Connaître les passions
Le succès de la philosophie néostoïcienne, au début du Grand Siècle, fait triompher les idées de constance et d’indifférence face aux malheurs des temps, privés ou publics. Il s’agit que la douleur ne détruise pas l’âme et n’alimente plus la fureur des passions, à l’origine des guerres, des révoltes et des troubles publics. C’est notamment la position du Néerlandais Juste Lipse dans ses Politiques et dans son Traité de la constance pour se résoudre à supporter les afflictions publiques (1594) et rééditées plusieurs fois au xviie siècle. Il identifie la cause des calamités publiques dans « les désordres de la haine » et en analyse les mécanismes. Il propose aussi une thérapie universelle destinée au Prince et à chacun de ses sujets pour lutter contre ces haines et rétablir la concorde civile.
Traumatisés par les horreurs de guerres de Religion de France, des Pays-Bas ou d’Allemagne, cette nouvelle génération propose de réformer intérieurement l’homme – qu’ils voient comme criminel. Qu’ils soient moralistes, théologiens, théoriciens politiques ou médecins, ils apprennent chacun à faire usage de sa raison et à domestiquer les maladies de l’âme que sont les vices et les passions. La plupart de ces théoriciens a connu personnellement les drames du conflit qui traverse l’Europe depuis le début de la Réforme. En France, on trouve notamment l’évêque dominicain de Marseille, Nicolas Coëffeteau (1574-1623), aumônier de la reine Marguerite de Valois, prédicateur ordinaire du roi Henri IV et controversiste de talent ; l’oratorien Jean-François Senault (1599-1672), fils d’un ligueur zélé des Seize (Pierre Senault) et auteur De l’usage des passions (1640) ; le jésuite Pierre Le Moyne (1602-1672), marqué par la mort de son grand-père tué par les ligueurs pour avoir défendu la cause royaliste et henricienne.
Diversité et succès d’un genre
Leurs œuvres prennent des formes variées, à partir du prototype formé par le neuvième tome des Diversitez de Jean-Pierre Camus (1584-1652), évêque de Belley et initiateur autoproclamé du genre du traité des passions en 1614. Pierre Le Moyne propose des Peintures morales (1640) où les passions humaines sont représentées par des tableaux, gravés au début de chaque chapitre, puis expliqués. René Descartes (1596-1650) rédige un Traité des passions d’un genre plus philosophique, demeuré célèbre bien qu’il n’ait eu qu’une influence très limitée sur les lettres de son époque. Le médecin, Marin Cureau de la Chambre (1594-1669) publie, à l’inverse, un traité sur les Charactères des passions qui se veut scientifique et médical. Médecin du chancelier Pierre Séguier (1588-1672), puis des rois Louis XIII et Louis XIV, il consacre sa vie scientifique à l’étude des passions. Il devient un conseiller écouté et influent de ces puissants.
Plusieurs de ces ouvrages, aujourd’hui méconnus, figurent parmi les plus grands succès de librairie du premier xviie siècle et se retrouvent dans la plupart des bibliothèques savantes. Nicolas Coëffeteau remporta un succès inégalé avec ses 26 éditions françaises de 1620 à 1664 ; le traité de Marin Cureau de la Chambre est réédité 17 fois entre 1640 et 1663 ; celui de Jean-François Senault l’est 14 fois entre 1641 et 1669. S’y ajoutent encore de nombreuses traductions en anglais, en espagnol et en italien, dans une Europe qui se passionne pour ces traités.
Utiliser les passions
À l’exception notable de Descartes, les traités du premier xviie siècle reprennent le modèle antique et médiéval des passions, élaboré par saint Thomas d’Aquin à partir d’Aristote. Dans sa Somme théologique, ce théologien du xiiie siècle distingue de deux puissances qui commandent les actes des hommes : la puissance « l’irascible » qui tend vers la « haine du vice » et la puissance « concupiscible » qui tend au désir de la vertu. Loin de notre conception contemporaine, qui voit la haine comme purement négative, les moralistes rappellent que chaque passion est ambivalente, ni bonne, ni mauvaise par essence. C’est leur mouvement et leur but qui comptent – notamment dans l’Europe catholique. Face à la Réforme qui établit l’impuissance de l’homme à réaliser son salut, l’Église romaine met en effet en avant la responsabilité et le libre arbitre de chacun ; elle valorise l’action de l’individu dans le corps social. Pour Cureau de la Chambre et les autres moralistes, la passion est un mouvement de l’âme que l’on peut diriger vers le bien ou vers le mal. Contrairement aux stoïciens de l’époque précédente, qui rejettent les passions, ces moralistes considèrent qu’elles peuvent être utiles et salutaires, à condition d’exercer et de dresser la volonté et l’imagination. Ils proposent à chacun de rechercher une vie de vertu, par l’usage modéré des passions légitimes. Ils expriment ainsi l’idéal d’une une voie moyenne, éloignée des excès.
Initialement, cette soif de réforme des corps individuels est destinée à permettre la réforme du corps social et politique dans son entier : éliminer la haine dans chacun doit éteindre les guerres qui ont ravagé l’Europe au xviie siècle. Elle contribue à faire naître un langage des passions qui investit l’ensemble des champs du savoir, dans l’Europe du xviie siècle. Le Léviathan de Hobbes, métaphore de l’absolutisme politique après la Révolution anglaise de 1640, incarne ce glissement. Il met en scène la domestication des passions – la guerre de tous contre tous – par une raison souveraine – le monarque absolu – pour éviter le dérèglement de tout le corps politique et social.