Les mondes cartographiques de la Renaissance

Manipuler la carte mouvante

Avec la « découverte » de l’Amérique, la carte des Anciens éclate sous les yeux de l’Europe humaniste. Entre les portulans des navigateurs, les mappemondes savantes nées de la réappropriation de Ptolémée et certaines cartes hybrides ou incertaines, la Renaissance voit évoluer conjointement des mondes découverts et des mondes imaginés grâce aux lacunes du savoir cartographique. Face à ces géographies qui coïncident mal, le xvie siècle va tenter de rendre compatible la carte de ce monde nouveau avec le récit biblique de la dispersion des peuples. Les cartographes amènent leur foi, souvent non conformiste, dans leur travail. Ils s’engouffrent dans les failles du savoir, là où l’on ignore s’il existe un passage maritime ou une connexion terrestre. Ils manipulent le monde pour faire surgir des îles, des bandes de terre voire un autre continent. En anticipant de prochaines découvertes, ils incitent les princes à explorer et coloniser de nouveaux espaces.

Oronce Finé, Recens et integra orbis descriptio, Paris, 1534-1536. La carte déploie une projection en cœur, en miroir de la foi teintée d’hermétisme d’Oronce Finé. Source : BNF
« Carta marina », dans Girolamo Ruscelli, La Geographia di Claudio Tolomeo alessandrino, Venise, 1561. Cette carte reprend la théorie du pont entre Europe et Amérique, avancée par Giacomo Gastaldi en 1548. Source : Bibliothèque du Congrès
Sommaire

Après la « découverte » par Christophe Colomb de ce qui devient vite un « Nouveau Monde » à l’ouest de l’Atlantique, en 1492, l’ancienne mappemonde n’est plus qu’une miette du globe ; l’Europe est prise de vertige. Le xvie siècle va accoucher, dans la douleur, d’une nouvelle carte qui se dessine à mesure que des archipels, autrefois disjoints, sont rassemblés pour mettre en globe la Terre. Celle-ci ne se borne plus aux trois parties de l’Ancien Monde que le récit biblique peuplait de la descendance des trois fils de Noé : Cham en Afrique, Sem en Asie et Japhet en Europe. Contrairement à l’opinion d’Aristote, la « zone torride » de part et d’autre de l’équateur se révèle bien peuplée, et le globe s’avère universellement habitable. La cartographie sacrée médiévale, orientée à l’est où se trouve le Paradis, laisse place à une cartographie partiellement sécularisée par la réappropriation de l’œuvre païenne de Ptolémée (iie siècle). Sa Geographia, traduite du grec en latin à Florence vers 1409, se diffuse largement par l’imprimerie à partir de 1475. Elle fournit une technique cartographique à même de rendre compte de l’élargissement des horizons. Une réforme de la carte s’opère par un humanisme cartographique qui confronte les savoirs anciens à l’information des explorateurs – sans toutefois renoncer à soumettre la nouvelle mappemonde au récit biblique.

Humanistes, navigateurs et princes : des mondes cartographiques parallèles

Du style pratique des portulans au style savant des cartes ptoléméennes en passant par une large palette d’hybrides déployant des trésors d’érudition géographique locale, la Renaissance invente des mondes parallèles, issus de visions concurrentes de l’espace. C’est seulement à la fin du xvie siècle que les atlas d’Abraham Ortelius (1570) et de Gerhard Mercator (1595) réunissent ces images en articulant de façon à peu près consensuelle des parties d’un monde englobé, connecté et jointif d’un point cardinal à l’autre. Réagençant les masses terrestres pour les conformer au dessin initial du Créateur, le cartographe est l’artisan d’une cosmopoeia, d’une « création de monde », selon les mots de Mercator. Les princes d’Europe s’intéressent aussi de près à la cartographie, dès lors que celle-ci devient un outil de gouvernement crucial à la suite du traité de Tordesillas (1494) : la papauté universelle y octroie un monopole colonial aux couronnes de Castille et de Portugal de part et d’autre d’un méridien âprement négocié, à l’ouest des îles du Cap-Vert. À qui sait bien manipuler la carte s’ouvrent conquêtes et mondes coloniaux.

Au milieu du xvie siècle, les nombreux imprimés géographiques placent les savants face à la fragilité de leur savoir : les témoignages contradictoires abondent et jettent le trouble sur l’existence d’un continent austral, d’un passage maritime au nord entre Europe et Cathay ou, surtout, sur le statut d’une Amérique séparée ou non de l’Asie peuplée par Sem. Les doutes donnent jeu aux cartographes qui s’y engouffrent pour faire l’hypothèse de parties du monde inconnues que leurs princes peuvent explorer et coloniser.

Les portes ouvertes de l’incertitude

Certains savants persistent ainsi à penser que le « Nouveau Monde » américain n’est que l’autre versant de l’Asie. Pour sa mappemonde dessinée en 1519 pour François Ier et imprimée en 1536, Oronce Finé (1494-1555), professeur de mathématiques au Collège des lecteurs royaux à partir de 1530, fait usage d’une projection en forme de cœur. Elle lui permet d’amalgamer physiquement Amérique, Europe et Asie et de faire de la carte une image de la religion d’amour universel dont Finé recherche les prémisses dans les sagesses antiques. En 1548, Giacomo Gastaldi (c. 1500-1566) fait imprimer à Venise une édition italienne mise à jour de Ptolémée qui constituera une référence jusqu’au Theatrum orbis terrarum d’Abraham Ortelius de 1570. Validant le récit d’un peuplement de l’Amérique par la descendance de Noé, l’une des cartes de cet « atlas » rassemble l’humanité sur une même île globale, qui s’étend des deux côtés du Pacifique et de part et d’autre de l’Atlantique grâce à un pont terrestre reliant la Scandinavie à la Floride. Le monde est présenté dans son harmonie, la carte exprimant la parfaite sphéricité d’un orbis terrarum qui apparaît sur le papier grâce à un mécanisme de trompe-l’œil dont l’effet se renforce à mesure que l’observateur prend du recul. Si les géographes d’Europe du Nord disqualifient le continent unique d’une partie de la cartographie italienne, ils ne renoncent pas pour autant à tracer des routes globales à travers la nouvelle carte, promouvant avec insistance l’idée d’un passage maritime ouvert au nord pour relier l’Orient à l’Occident plus rapidement.

Le tracé de ces cartes est moins péremptoire que ne l’ont dit les critiques acerbes de la cosmographie à la fin du xvie siècle. Les cartographes intériorisent le caractère fragmentaire et mouvant des savoirs géographiques : travaillés par le doute, ils travaillant à le dissimuler. Leur conscience géographique trouée se rebouche grâce aux « seuils » de la carte. Ces détails figuratifs s’intègrent au discours cartographique pour le refermer : les médaillons et cartouches sont astucieusement placés pour dissimuler les trous ; les monstres marins signalent une zone inconnue ; des territoires hypothétiques sont suggérés. Ce sont autant de dispositifs qui maintiennent intacte la prétention totalisante de la carte. Sur son planisphère de 1569, incertain de l’existence d’un passage maritime vers l’Asie au nord-ouest de l’Amérique, Mercator place ainsi un large médaillon au-dessus du Nouveau Monde qui dissimule une lacune du savoir ; à l’inverse, il trace un cartouche plus modeste au-dessus de la Sibérie, qui laisse se dévoiler un passage maritime au nord-est pour rejoindre la Chine et les richesses de l’Orient.

Image d’un monde possible : la carte comme prophétie

En 1577, John Dee peut dès lors promettre à Elizabeth d’Angleterre (1558-1603) un vaste empire global en allant prendre possession de l’Antarctique, ce « troisième monde » imaginé par la Renaissance. Les terres des antipodes ne sont pourtant qu’une hypothèse mathématique permettant d’équilibrer au sud les masses terrestres de l’hémisphère nord. Le chemin le plus rapide pour s’y rendre doit passer par la route maritime du nord promue par son ami Mercator pour rejoindre l’Orient sans traverser les autres empires européens, centrés sur l’Atlantique.

L’« englobement du monde » (A. Romano) passe par la carte et par sa capacité à créer l’espace qu’elle représente. Il incite les princes à vérifier des prétentions cartographiques construites dans les cabinets des géographes. Dans sa Cosmographie universelle de 1556, le Français Guillaume Le Testu (1510-1573) crée de toutes pièces des îles et des territoires sur ses cartes de la région australe promise au roi de France. Admettant anticiper leur découverte, il refuse d’écrire davantage à leur sujet dans son commentaire textuel. La carte devance ainsi le texte et devient une prophétie instable qui met le prince en demeure de lui donner corps.

Lancés dans une aventure savante qui doit réassembler l’archipel flottant du globe, les cartographes peignent des figures d’un monde à venir – suivant le mot de Tertullien (iiie s.). Tout comme l’Ancien Testament avait préfiguré le Nouveau et achevé la révélation de la volonté divine, la raison mystique du dessin des continents sur le globe ne sera pleinement révélée qu’à une étape plus avancée de l’histoire du salut universel. La carte permet d’anticiper ce mouvement : ses réagencements font prendre conscience d’une historia sacra en train de s’écrire. Là se niche le sens d’une cartographie de la Renaissance qui, désacralisée par la technique ptolémenne, s’abreuve toujours aux sources de la geographia sacra.

Citer cet article

Pierre-Ange Salvadori , « Les mondes cartographiques de la Renaissance », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 28/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14151

Bibliographie

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