À la Renaissance les récits d’apparitions de monstres circulent dans toute l’Europe, notamment grâce à des publications occasionnelles, canards en France, Flugblätter (feuilles volantes) dans l’espace germanique ou relaciones (rapports) en Espagne. Des recueils sont également compilés sur le modèle du Livre des prodiges de l’écrivain latin Julius Obsequens (ive siècle) – comme la Chronique des prodiges et des monstres de Conrad Lycosthenes en Allemagne (1547) ou les collections de Simon Goulart et Pierre Boaistuau en France. Dans ses Histoires prodigieuses (1560), ce dernier consacre une douzaine de chapitres aux monstres, aussi divers soient-ils : animaux fantastiques, créatures marines, bêtes à deux corps, naissances multiples, siamois monstres à tête d’animaux. Des traités scientifiques leur sont aussi consacrées, comme le Des monstres et des prodiges du chirurgien Ambroise Paré (1573). Une nouvelle tératologie – science des monstres – se développe ainsi tout au long du xvie siècle et jusqu’au début du xviie pour déterminer les causes et les significations de ces phénomènes, leur donnant bien souvent une explication politique ou religieuse.
La variété de la monstruosité
Les récits d’apparitions de monstres connaissent un véritable succès dans l’Europe de la Renaissance. Les annonces de naissances monstrueuses sont le genre le plus fréquent, en particulier dans la seconde moitié du xvie siècle. En France leur nombre triple entre le dernier quart du xvie (110) et le premier tiers du xviie siècle (323). Ces phénomènes se multiplient aussi en Angleterre (trois naissances sont recensées pour la seule année 1566) et en Allemagne, notamment dans la décennie 1570.
Dès l’Antiquité le terme de monstre – τέρας (teras) ou monstrum – a une double signification : il peut relever de la science naturelle ou désigner un « signe », dans l’art de la divination. Il rejoint ainsi les mirabilia et les miracula, ces choses prodigieuses qui doivent susciter l’attention des hommes. En latin, le lexique est abondant mais n’a jamais été fixé. Monstra ou prodigia renvoie à l’idée d’un phénomène qui « montre quelque chose » ; ostente ou portenta désigne une « chose évidente, manifeste ». Ces mots donnent une même fonction aux monstres : signifier ou montrer quelque chose.
Le monstre est celui chez qui les différences entre les parties l’emportent sur les ressemblances. Les physiciens de la Renaissance ont érigé en principe unique et universel l’idée de ressemblance d’Aristote : la nature tend toujours au semblable. Elle aime aussi la variété et quand celle-ci s’impose, un monstre voit le jour. Il reflète donc la variété de l’univers.
La littérature de la Renaissance s’intéresse principalement aux naissances monstrueuses et aux êtres hybrides engendrés par l’homme. Ces monstres extériorisent des actions répréhensibles et les montrent aux yeux de tous, incitent au châtiment et à se mieux comporter. Le Discours prodigieux et véritable d’une fille de chambre laquelle a produit un monstre – publié à Paris et Rouen en 1598 à partir d’un canard siennois – évoque ainsi une servante napolitaine, Hipolita Biscontina, tombée enceinte d’un singe « du fait de Dieu ». Après trois mois et demi, elle accouche d’un « monstre prodigieux et contre nature », décrit par la gravure et par le texte. La servante est brûlée vive avec le singe et le « monstre » mort. Sur le bûcher, elle exhorte les jeunes filles à s’adonner à d’honnêtes occupations et à ne pas délaisser Dieu pour Satan. Le monstre devient ainsi prétexte à un discours moral reposant sur la faute, le châtiment exemplaire du coupable et l’amendement de la communauté.
Des causes, une cause
Pour les auteurs médiévaux comme Isidore de Séville ou Thomas d’Aquin, une naissance monstrueuse est la sanction divine du péché des parents. La vraie connaissance ne se situe donc pas dans le comment (cause seconde), mais dans le pourquoi (cause première), car il révèle aux hommes la volonté de Dieu.
Pour les auteurs de la Renaissance, Dieu reste la cause principale des monstres. Ils s’attachent néanmoins à déterminer les causes secondes. Les discours relatifs aux jumelles jointes nées en 1605 à Paris s’interrogent ainsi : est-ce l’imagination débordante de la mère ou les erreurs de la nature qui ont engendré la difformité ? L’imagination, la semence et la matrice des parents peuvent jouer un rôle dans la production de monstres ; même si ces causes restent finalement subordonnées à Dieu.
La plupart des récits de naissances monstrueuses tentent donc de les éclairer à la lumière des événements récents, d’exemples antérieurs et de références multiples – tirés de la Bible ou plus contemporaines. Puisque Dieu envoie des monstres pour avertir les hommes, les auteurs en cherchent la raison dans le contexte politique et religieux : ils apparaissent comme les signes de la corruption de la société et des puissants puis, avec les guerres de Religion, comme la conséquence de l’hérésie. Les grandes compilations, comme le Livre des miracles d’Augsbourg (1552), poussent cette logique en intégrant ces apparitions à une histoire des merveilles, allant de la création à l’apocalypse, désormais imminente.
Les significations des monstres
La naissance d’un « âne pape » en 1496 sert ainsi à dénoncer le mauvais gouvernement du pontife Alexandre VI Borgia dans des canards romains, puis devient une image du caractère antéchristique de l’Église romaine, anti-église, bête et ignorante, sous la plume de Luther en 1523. Le Miracle arrivé dans la ville de Genève ce mois d’avril 1609, à l’inverse, permet à son auteur d’affirmer que l’Église romaine est la seule véritable et capable de faire des œuvres miraculeuses. Il raconte l’accouchement difficile d’« une bourgeoise concitoyenne » de la cité de Calvin ; sa chambrière catholique lui conseille d’invoquer la Vierge Marie et sainte Marguerite, « la priant de vouloir être avocate envers Dieu afin que la patiente soit tôt délivrée ». La parturiente, criant préférer mettre au monde un veau plutôt que de prier une sainte papiste, accouche aussitôt d’un bovin. Le récit se révèle ainsi comme un discours d’édification catholique masquée, qui entend freiner l’avancée du calvinisme et inciter à rester dans le giron romain : même à Genève la vérité des miracles de l’Église romaine est à l’œuvre.
Les monstres permettent également de commenter l’actualité et de parler politique. La promulgation de l’Intérim d’Augsbourg (1548) s’accompagne de feuilles volantes sur le « monstre Interim ». La fin de la guerre turco-autrichienne, en 1606, donne lieu à des canards à Venise puis Lyon (1608), affirmant que le monstre né d’une « sultane turquesque » annonce la ruine de l’Empire ottoman. La créature se compose d’une tête d’éléphant, d’un buste humain et d’un corps de bouc. Les éléments anatomiques précisent en effet bien souvent la signification. Peu avant la bataille de Ravenne (1512), lors des guerres d’Italie, apparaît un monstre avertissant les hommes du danger et de la colère divine. Il a un tronc d’homme sans bras, une corne, des ailes, les deux sexes et un pied d’oiseau au milieu duquel était présent un œil. La corne représente l’orgueil et l’ambition, le pied d’oiseau l’usure et l’avarice. L’upsilon, en haut sur la poitrine, exprime un désir de vertu et la croix exhorte les hommes à se convertir pour calmer la colère de Dieu.
La Renaissance multiplie ainsi les apparitions de monstres et les voit comme des signes de la colère de Dieu. Leurs histoires sont diffusées et traduites, reprises et réinterprétées à l’échelle de l’Europe. L’âne pape romain de 1496 devient un pamphlet luthérien en Allemagne (1523 et 1545) puis calviniste en France et en Suisse (1557). Une naissance de siamois à Venise en 1575 est republiée à Bologne et en Allemagne. L’intérêt porté à ces phénomènes prend place dans une prolifération de livres sur les merveilles, signes de Dieu et catalogues de présages, révélatrice du climat d’angoisses qui traverse alors le continent.