Que l’éclair de la Vérité – comme dit Platon dans ses Lettres – brille d’un plus grand éclat dans nos âmes, tel le soleil sortant de la mer.
Ces mots de Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) résument la soif de savoir et de vérité des humanistes du Quattrocento : ils (re)découvrent des voies de mystique et de sagesse nouvelles, qu’ils voient comme autant de facettes de la connaissance vraie et originelle. Une conviction anime cette quête : la théologie des Anciens a transmis les prémices de la vérité dans les philosophies et les cultes à mystères du passé, telles un message divin universel. Parmi ces traditions se trouve la cabbale – terme dérivé de l’hébreu qabbalah (réception). Développée vers le xiie siècle, cette expression de la pensée juive est perçue comme une voie d’accès privilégiée au divin, pour révéler les secrets du Créateur, de la Création et du texte biblique.
Loin de former une doctrine et une tradition homogènes, ce savoir « reçu » de Dieu fascine les humanistes qui l’introduisent dans le monde latin, comme un outil d’interprétation ou de réflexion. Capable d’offrir des solutions originales à la question des rapports entre le monde d’en haut et le monde d’en bas, riche en images, en symboles et en métaphores, la cabbale est perçue comme une source de paix philosophique et de ferveur religieuse. Elle permet aux savants chrétiens de construire une concorde universelle des traditions et des savoirs, entre néoplatonisme, christianisme et mystique juive.
L’intérêt pour la cabbale apparaît en Italie au tournant du xve siècle, dans les cercles lettrés toscans. Elle se diffuse dans le monde latin et s’y transforme au gré des contacts entre les humanistes et les savants juifs. En traduisant leur langue et transposant leurs concepts, ces derniers permettent la naissance d’une pensée hybride judéo-chrétienne. Parmi ces passeurs de la culture ésotérique juive dans le monde latin, on compte Šemu’el ben Nissim Abu’l Farağ (alias Guglielmo Raimondo Moncada ou Flavius Mithridates), qui délivre des cours à travers toute l’Italie, ou les traducteurs anonymes siciliens au service de Pierleone da Spoleto. Ces derniers permettent aux humanistes de réinventer la cabbale comme une doctrine homogène et cohérente ; nombre de ses textes ne leur seront longtemps connus que par ces transpositions.
Pierleone Leoni da Spoleto (1455-1492) est le premier humaniste, avec Jean Pic de la Mirandole, à s’intéresser à la cabbale pour en proposer une lecture philosophique. Médecin de Laurent le Magnifique à Florence et membre de son Académie platonicienne, il joue un rôle de protecteur et de praticien des études cabalistiques longtemps demeuré inconnu. C’est grâce à la découverte récente de manuscrits lui ayant appartenu, en France et en Italie, qu’il s’est imposé comme un acteur incontournable des débuts de la cabbale chrétienne et de la diffusion de la tradition cabalistique à la Renaissance. Il n’a rédigé aucun texte sur le sujet mais sa pensée s’exprime dans les notes qui enrichissent les marges des traductions qu’il a commandées. Ces gloses attestent d’une compréhension fine de l’ésotérisme juif selon des modalités typiquement humanistes. Il utilise, par exemple, la pensée de Platon, de Galien et de Raymond Lulle pour accéder à ce savoir inconnu, et propose une approche syncrétique dans laquelle les philosophies antiques, les lectures bibliques et chrétiennes s’hybrident.
Pierleone pense la cabbale comme un savoir prophétique qui peut conduire au perfectionnement de la nature humaine et à son union mystique avec Dieu. Ses enseignements et ses techniques doivent permettre de franchir la dimension rationnelle et de renaître dans l’intelligence de Dieu, dans un état d’extase et de régénération spirituelle.
Sa perspective est partagée par Jean Pic de la Mirandole auquel on attribue traditionnellement la naissance de la cabbale chrétienne. Il est premier à proposer une christianisation de la cabbale et une « cabalisation » du christianisme : il élabore une interprétation chrétienne des doctrines cabalistiques juives, tout en tentant une explication cabalistique des dogmes chrétiens. Il se fonde pour cela sur l’idée d’une convergence et d’une continuité entre judaïsme et christianisme. En se percevant lui-même comme un cabaliste profondément chrétien, Pic expose ses idées dans les œuvres rédigées entre 1486-1487 – notamment dans les Neuf-cents thèses, dans le Discours sur la dignité de l’homme et dans son Apologie. Il présente la cabbale comme une science divine, dont les enseignements remontent à la révélation sur le Sinaï et confirment la foi catholique. Elle est, selon Pic, la véritable révélation que Dieu donna à Moïse ; c’est en elle que réside le sens profond de la Loi hébraïque et des fondements du christianisme. Par conséquent, les vérités de la cabbale sont analogues aux vérités chrétiennes : il considère qu’on peut y trouver des éléments théologiques sur la Trinité et la nature du Christ, sur le salut de l’âme et le Jugement dernier, sur les anges et les démons. Il y lit des prémices des doctrines des apôtres et des pères de l’Église, comme les saints Paul, Denys l’Aréopagite, Jérôme et Augustin. C’est cette préfiguration qui fait la « chrétienté » de la cabbale, qu’on qualifie comme on peut, en lui donnant les noms de « science », de « philosophie », de « mystères », voire de « théologie secrète des Juifs » ou de « commentaire secret, véridique et mystérieux de la Loi ».
Chaque terme est utilisé pour mettre en lumière la complexité de ce savoir qui assume, entre autres, la fonction de principe unificateur et classificateur des autres traditions philosophico-théologiques. Dans ce sens Pic considère la cabbale comme une philosophie « catholique » au sens étymologique de savoir universel, qui organise une palette de connaissances variées et hétérogènes.
À la suite de ces premiers humanistes, d’autres érudits étudient par la suite la cabbale, qui gagne ainsi une diffusion européenne. De l’Italie, en passant par l’Allemagne et la France, le savoir cabalistique acquiert une place importante dans le panorama intellectuel et se voit intégré dans différents systèmes de pensée. En Allemagne, par exemple, Johannes Reuchlin (1455-1522) élabore une christologie cabalistique en proposant une interprétation du nom de Jésus. En France, le franciscain Jean Thenaud (1480-1542) marie mystique juive et magie. Il écrit les premiers traités de cabbale en langue vulgaire, avec sa Cabale metrifiée (1519-1520) et son Traité de la Cabale (1520-1521). Rédigés pour François Ier, ces textes transmettent une vision ambiguë de la cabbale, alliant mystère sacré et pratiques occultes. Chez Thenaud, elle est à la fois une doctrine « catholicque et tres saincte », par laquelle Dieu se révèle à l’homme, et une technique spirituelle qui permet de convoquer les anges. Le franciscain déchiffre cette matière riche et obscure, et invite le souverain à considérer la légitimité de cette science qui confère « entier pouvoir sur toute chose humaine et naturelle divine aussi et supernaturelle ». C’est dans cette perspective que la cabbale devient une sorte de magie, capable de produire des effets extraordinaires en mettant en communication le monde invisible et immatériel avec le monde visible et matériel.
Poussés par des intérêts et finalités philosophiques, mystiques, magiques ou apologétiques, les humanistes proposent des lectures très variées de la cabbale. Ils en changent la signification et en modifient souvent les contenus. Perçue comme une connaissance prophétique, comme une voie de renouvellement individuelle et collective, ou comme une sagesse secrète et surnaturelle, la cabbale devient un outil privilégié des humanistes pour rendre à l’homme sa perfection intellectuelle et spirituelle. Dans le même temps, elle permet à ces cabalistes chrétiens de s’imposer comme des mystiques et des magiciens, capable de discerner les secrets invisibles de Dieu dans les signes visibles de la Nature.