La Renaissance voit naître des changements radicaux dans la façon de penser et d’écrire le passé. Dans l’Italie du xve siècle, le programme culturel voulu par les humanistes dessine de nouvelles orientations. Ils voient l’histoire comme l’une des principales disciplines des studia humanitatis (études des lettres humaines) et lui donnent une place à part entière. C’est une promotion considérable : après avoir été reléguée à un statut périphérique pendant le Moyen Âge, elle occupe désormais un rôle de premier plan. Lire et écrire l’histoire acquiert un nouveau prestige et la discipline adopte une nouvelle approche, en rupture avec la pratique médiévale dominante : subordonnée à la théologie chrétienne depuis la fin de l’Antiquité, l’écriture historique de la Renaissance tente de renouer avec la tradition gréco-romaine qui l’arrime à la politique et au fait militaire. Cette nouvelle direction implique l’étude attentive des historiens antiques et l’imitation de leurs méthodes et de leur style. Tite-Live, Salluste et César font partie des modèles de référence des humanistes, mais Thucydide, Polybe et Xénophon ne sont pas en reste. Le retour des historiens grecs dans le canon de l’historiographie occidentale est un fait majeur de la Renaissance.
Le besoin d’une nouvelle écriture de l’histoire
Pour autant, la résurrection de l’historiographie classique par les humanistes n’est pas qu’une lubie d’auteurs. Les historiens de la Renaissance répondent aux besoins d’une société en pleine évolution. L’Italie du xve siècle est un point focal, où les changements qui secouent l’ensemble de la scène européenne sont ressentis avec la plus grande intensité. Les principaux fondements qui structurent la trame politique et sociale du continent y connaissent une crise profonde. L’Église subit les conséquences du Grand Schisme d’Occident (1378-1417) qui a fracturé l’Europe, sapant profondément le prestige de la Papauté, diminuant sa puissance temporelle et spirituelle. Ce n’est pas un hasard si la première moitié du xve siècle voit l’apogée du conciliarisme – une tentative des églises locales pour imposer au pape la supériorité de conciles, régulièrement réunis, dans le gouvernement des affaires de l’Église. Dans le même temps, le Saint Empire – source et fontaine nominale de la loi, de la justice et de la souveraineté dans une bonne partie de l’Italie du Nord – se réduit à une présence fantomatique, à laquelle on vient rendre un hommage purement cérémoniel à l’occasion, mais qui ne joue plus de rôle de premier plan. Les conditions s’avèrent ainsi idéales pour que fusent des innovations profondes. Le vide laissé par les autorités traditionnelles offre l’opportunité aux relais locaux du pouvoir comme Milan, Florence ou Venise, d’étendre leur contrôle sur de vastes territoires. En même temps qu’elle engendre des conflits entre ces puissances régionales, la situation favorise d’autres évolutions, comme des expériences institutionnelles radicales ou le développement d’une bureaucratie étoffée, nécessaire pour administrer un État territorial complexe.
On se met dès lors à rechercher de nouvelles façons de comprendre le passé et ses relations avec le présent. Les chroniques urbaines qui avaient fleuri dans l’Italie médiévale ne sont plus adaptées : enfermées dans la conception traditionnelle de l’Histoire universelle, elles perpétuent la vieille tendance à faire découler tout événement de la providence divine. Si de telles ruminations exercent encore un attrait sérieux au sein de la société, elles ne peuvent plus satisfaire les exigences des élites éduquées que forment les cadres et les dirigeants des États italiens. Ces hommes recherchent une perspective différente, qui donne un récit plus concret et plus factuel du passé, assorti d’explications à même de rendre compte et de légitimer la configuration présente du pouvoir. Nourris par leur lecture des historiens classiques, les humanistes italiens sont armés pour offrir à ces élites exactement ce qu’elles veulent : un récit soigneusement ficelé, présentant la succession des événements comme le résultat des actions des hommes à travers le temps.
Les leçons de Leonardo Bruni
Léonard Bruni (1370-1444) est l’un des premiers historiens humanistes, et l’un des plus influents. Né à Arezzo, mais Florentin par choix et adoption, il crée un modèle avec ses Historiarum Florentinarum (Histoires des Florentins). Il travaille sur commande, collaborant étroitement avec les principaux membres de l’oligarchie au pouvoir. Il entreprend de retracer l’histoire de Florence dont il suit l’ascension, depuis sa fondation comme un insignifiant avant-poste romain, jusqu’au rang de capitale administrative et prospère d’un État moderne. Sous la plume de Bruni, l’histoire acquiert une nouvelle mission explicative : les motivations des hommes deviennent le principal moteur dans la présentation des événements. Ces derniers sont ordonnés en un processus intelligible, qu’on peut établir rationnellement par l’examen des preuves. En chemin, Bruni trouve aussi le temps de réfuter plusieurs légendes populaires, inscrites dans le canon traditionnel des chroniques locales – principalement les fables relatant la fondation supposée de la ville par Jules César et sa refondation par Charlemagne. Si ces passages de Bruni sont souvent présentés comme des exercices de pure érudition critique, ils s’intègrent en réalité dans un projet plus vaste, destiné à présenter la république florentine comme une puissance souveraine, indépendante de l’Empire et de ses Césars. Il place ses Histoires dans un cadre plus large, qui offre une perspective radicalement nouvelle sur le temps long du passé européen. Au lieu de la chronologie abstraite de la Bible – commençant avec la Création et tendant linéairement vers une fin du monde ordonnée par Dieu – Bruni trace son récit dans un monde conditionné par des forces purement historiques. Son schéma explicatif commence avec le déclin et la chute de l’Empire romain, survole le millénaire de décadence et de barbarie supposées qui sera plus tard appelé le Moyen Âge, puis se conclut par un récit détaillé de la renaissance de Florence et de sa transformation en puissance régionale majeure.
La nouvelle histoire à la conquête de l’Europe
La leçon fondamentale de Bruni – les ressources de l’historiographie classiques peuvent être mises au service des luttes politiques – n’échappe à personne. Ses Histoires des Florentins préparent l’avènement d’une révolution dans la façon d’écrire le passé, et les générations suivantes d’humanistes italiens les prendront comme exemple lorsqu’ils rédigeront leurs propres histoires. Nonobstant les divergences de point de vue, cette influence est aisément détectable dans les travaux d’Andrea Biglia (1395-1435), de Flavio Biondo (1392-1463), du Pogge (1380-1459) et de Pier Candido Decembrio (1399-1477), pour ne citer qu’eux. Au début du xvie siècle, Nicolas Machiavel (1469-1527) et François Guichardin (1483-1540) continuent encore de se référer aux Historiarum de Bruni, qu’ils prennent à la fois comme un modèle de style et d’argumentation raisonnée. La démarche humaniste, qui consiste à arrimer historiographie et pratique politique, est alors en passe de devenir la norme à travers toute l’Europe. Pour autant, elle ne contredit pas la vitalité et la persistance des formes nationales et régionales d’écriture de l’histoire. En France, par exemple, l’importante tradition de l’historiographie royale précède l’importation de l’humanisme de plus d’un siècle. On observe une situation similaire dans plusieurs royaumes ibériques. Quoi qu’il en soit, une fois le xvie siècle entamé, la démarche humaniste introduite par Bruni et parfaite par ses successeurs italiens se répand aux quatre coins de l’Europe. La culture italienne a même acquis un tel prestige que certains des principaux auteurs de ces nouvelles histoires nationales à la manière humaniste viennent directement d’Italie. C’est par exemple le cas de Paolo Emilio (v. 1455-1529) en France, de Polydore Virgile (1470–1555) en Angleterre ou encore d’Antonio Bonfini (1427-1505) en Hongrie. Si les développements ultérieurs de la discipline l’ont inévitablement emmené dans de nouvelles directions, l’humanisme italien continue d’exercer une influence profonde sur l’écriture de l’histoire pendant toute la période moderne. Son influence est encore reconnue au xviiie siècle par une figure aussi importante qu’Edward Gibbon (1737-1794).