Les hommes illustres en Italie et en Europe (xive-xvie siècle)

Souvent associés aux héros bibliques et aux figures mythiques de la chevalerie, les hommes illustres de l’Antiquité animent les imaginaires de l’Occident médiéval. La réunion des uns et des autres forme un vaste répertoire où sont puisés des exemples de vertus morales, politiques ou militaires. Inatteignables dans leur perfection, ils disent aussi combien l’humanité a décliné depuis les époques héroïques qui ont été les leurs.

À partir du xive siècle, la revalorisation humaniste des modèles antiques recentre l’attention sur les Romains et les Grecs anciens : l’imitation de leurs actions doit, espère-t-on alors, permettre la naissance d’un nouvel âge d’or. Dans la littérature, l’écriture historique et la poésie, tout autant que dans les arts visuels, le thème des hommes illustres s’impose. L’Europe renaissante en fait un moyen privilégié pour comprendre le passé et, à travers celui-ci, se construire pour mieux conquérir l’avenir.

• Domenico Ghirlandaio, Salle des Lys du Palazzo Vecchio de Florence (1482-1484). Source : Wikimedia Commons
• Atelier de Gentile da Fabriano, Salle des Imperatores dans le Palazzo Trinci de Foligno (vers 1410-1412). Source : Wikimedia Commons
Sommaire

Le Moyen Âge n’a pas oublié l’Antiquité et ses grands hommes. Les héros de l’Iliade et de l’Énéide lui sont aussi familiers que les protagonistes de l’histoire de la Rome républicaine ou de la Grèce ancienne. Ces hommes illustres peuplent les romans et la littérature historique, les récits exemplaires et les chants des jongleurs. Ils sont souvent associés à des figures d’autres répertoires comme ceux de la Bible ou de la légende arthurienne. Dans une perspective encyclopédique et moraliste, ils sont donnés pour exemples en raison des vertus atemporelles dont ils ont été les représentants. Ils n’en sont pas moins, simultanément et selon l’idée commune d’une humanité toujours sur le déclin, les signes que la Fortune est instable et la gloire mondaine passagère.

Aux xive et xve siècles, ces figures apparaissent fréquemment en séries, au sein de listes qui deviennent une des modalités de l’écrit littéraire. Les arts visuels n’ignorent pas le phénomène. Les représentations se multiplient sur tous les supports, à travers les alignements de personnages à mi-corps, dans des médaillons ou en pied. Un ample cycle de neuf héros et autant d’héroïnes, bibliques et gréco-latins, a vraisemblablement orné la grande salle du Castel Nuovo de Robert Ier d’Anjou († 1343), à Naples. Après la définition des trois triades (païens, juifs et chrétiens) des « Neuf Preux » par Jacques de Longuyon en 1312, des cycles s’inspirant de ce thème louant les vertus civiles et militaires apparaissent dans les demeures seigneuriales ou les sièges des pouvoirs urbains. Les héros en armes se dressent sur les murs, peints (Piémont, château de la Manta, v. 1410-1416), sculptés (Cologne, hôtel de ville, v. 1330) ou tissés sur de coûteuses tentures (sud des anciens Pays-Bas, v. 1400-1410, fragment conservé à New York).

L’humanisme qui se développe en Italie à partir de la seconde moitié du xive siècle accorde une place particulière aux grands hommes des temps anciens. Il en fait un usage qui se distingue de celui de la période antérieure. Il conçoit le passé, celui de l’Antiquité romaine en premier lieu, comme un réservoir d’exemples capables de revivifier le présent et de faire advenir un nouvel âge de lumière dont les humanistes eux-mêmes se proclament les artisans. Le mouvement valorise l’individu comme moteur de l’histoire humaine. Animé par la virtus, le grand homme est doté d’une dignité supérieure révélée par des actes qui font de lui l’égal des héros de jadis, ceux-là mêmes dont il doit s’inspirer, de Scipion l’Africain ou de Jules César. De nouvelles modalités de l’écriture historique contribuent à donner forme à ces conceptions : il s’agit en premier lieu de la biographie (dans des recueils sériels de vies illustres ou des monographies) qui réactualise les modèles antiques (Plutarque et Suétone notamment) et tardo-antiques (Jérôme). Le genre connaît un immense succès aux xve et xvie siècles. Le De viris illustribus (Sur les hommes illustres) que Pétrarque († 1374) laisse inachevé marque une étape essentielle de ce processus intellectuel. Il reçoit un pendant avec le De claris mullieribus (Sur les femmes renommées), composé par Boccace († 1375) au début des années 1360 et voué à un succès immense à travers l’Europe de la Renaissance grâce à ses multiples traductions en langues vernaculaires.

Dédiées au seigneur de Padoue, Francesco l’Ancien da Carrara († 1393), les biographies de Pétrarque inspirent également le cycle des héros peints dans sa résidence. Les personnages y sont figurés en pied dans des niches en trompe-l’œil, ils sont accompagnés de paragraphes versifiés en latin (tituli) évoquant les textes épigraphiques qui accompagnaient les statues antiques. Il s’agit de l’une des premières représentations du thème des hommes illustres liées à l’humanisme. Sa composition se veut une référence explicite à la statuaire ancienne dont Pétrarque considère qu’elle avait pour fonction de conserver la mémoire des hauts faits individuels et de pousser vers la virtus ceux qui les contemplent. La structuration des programmes peints des hommes illustres, associant personnages antiques debout et vers latins, acquiert une signification nouvelle dans les perspectives que trace le mouvement humaniste. Le passé glorieux n’est pas une simple carrière de modèles : par l’action des grands hommes du présent, il peut renaître tout entier. Il y a là l’une des raisons expliquant le succès du motif dans l’Italie du Quattrocento. L’une des plus belles réalisations conservées de cette première période date des alentours de 1410. Elle se trouve à Foligno, dans les demeures des seigneurs de la ville, les Trinci.

Dans les palais communaux (Sienne, 1414), les figures de l’Antiquité sont données en modèle aux dirigeants pour les inciter à gouverner dans l’intérêt de la res pubblica. On pense alors que les anciens Romains en ont été particulièrement soucieux. Le chancelier florentin humaniste Coluccio Salutati († 1406) contribue vers 1380 à la réalisation du cycle d’hommes illustres ornant le principal lieu du pouvoir politique de sa cité. Un siècle plus tard, Domenico Ghirlandaio († 1494) représente dans le même Palazzo Vecchio, dans des lunettes situées de part et d’autre de trois saints protecteurs de la ville, deux triades de héros de la République romaine. À Pérouse, à la fin des années 1490, Pietro Vannucci († 1523) décore la grande salle du siège de la corporation des changeurs, chargée du contrôle public de la monnaie, de douze héros grecs et latins incarnant les quatre vertus cardinales. Son programme les associe à des motifs astrologiques ainsi qu’à des scènes bibliques et des personnages religieux.

La grande lisibilité de la structure visuelle pose d’emblée le groupe des hommes illustres comme d’imposants idéaux, et ce, avant toute interprétation érudite. Elle permet encore d’élaborer des messages variés mettant en avant tantôt les vertus d’un individu, tantôt les qualités d’un groupe. Le thème est utilisé par les régimes seigneuriaux comme par les républiques, par les marchands comme par les guerriers. Au gré des circonstances, il prend des connotations généalogiques ou civiques, il se prête à des déclinaisons variées : hommes et femmes illustres, hommes de lettres, d’armes ou du droit, héros de l’Antiquité ou du passé récent. À Milan, Francesco Sforza († 1466) s’impose à la tête du duché. En écho au consortium conjugal qu’il forme avec son épouse, fille du dernier duc Visconti dont il tire sa légitimité, un cycle de rois et de reines antiques est peint dans son palais vers 1460. Dans les années 1470, à Urbino, Federico da Montefeltro († 1482) qui prétend incarner le prince lettré peuple son studiolo des portraits des plus grands penseurs de toute l’histoire.

Porté par un succès croissant au cours de la première Renaissance, le thème des hommes illustres échappe à la fermeture sur la seule Antiquité classique. Il condense les temporalités d’un passé exemplaire, d’un présent assumé et d’un avenir espéré. Le motif s’impose comme l’un des plus importants des arts visuels et de la littérature des xve et xvie siècles. Il devient une des modalités privilégiées d’un rapport spéculaire de l’Europe avec le passé. L’évocation des Preux ne disparaît pas : à la fin du xvie siècle, en Angleterre, ils se tiennent encore, vêtus à la romaine, sculptés sur une des façades extérieures de Montacute House. Ils cèdent néanmoins le pas aux hommes illustres qui font éclater le cadre contraignant des neuf guerriers. De nouvelles figures peuvent être associées, dans le rapprochement voire la fusion du passé et du présent. Elles se voient confier la tâche d’incarner un destin commun. De nouveaux groupes, penseurs, poètes ou artistes (Vasari, Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes, 1550-1568) créent à travers elles leurs propres répertoires grâce auxquels les revendications d’un statut social prestigieux sont étayées, et les mémoires collectives forgées.

Citer cet article

Jean-Baptiste Delzant , « Les hommes illustres en Italie et en Europe (xive-xvie siècle) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 07/11/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12356

Bibliographie

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Donato, M. M., « Gli eroi romani tra storia ed exemplum. I primi cicli umanistici », dans S. Settis (dir.), Memoria dell’antico nell’arte italiana, 2 : I generi e i temi ritrovati, Turin, 1985, p. 95-152.

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Jean Thenaud, Traité de la Cabale, Bibliothèque publique et universitaire de Genève, ms. fr. 167, f° 27v. Source : www.e-codices.unifr.ch
Maerten van Heemskerck (1498-1574), Auto-portrait avec le Colisée, 1553. Fitzwilliam Museum.
Domenico Ghirlandaio, St Jerome dans son étude (1480), Église d'Ognissanti, Florence. Source : Wikimedia Commons.
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