Les studia humanitatis ou l’éducation idéale pour un citoyen idéal

Associées à l’idée que l’instruction rhétorique et littéraire est indispensable à la vie vertueuse et forme un citoyen idéal, les studia humanitatis désignent à la fois un art de vivre à la poursuite de la sagesse et de l’éloquence antiques, un programme d’enseignement, mais aussi une pédagogie et une méthode de lecture critique de textes qui s’applique même aux œuvres sacrées (studia divinitatis). Les studia humanitatis modifient l’enseignement des arts libéraux dans les universités médiévales et font émerger de nouveaux types d’établissements scolaires en Europe entre 1400 et 1600.

Francesco Petrarca nello studio, fresque, dernier quart du XIVe siècle, Padoue, Reggia Carrarese, Sala dei Giganti.
Francesco Petrarca nello studio, fresque, dernier quart du XIVe siècle, Padoue, Reggia Carrarese, Sala dei Giganti. Source : Wikimedia Commons. Pour Pétrarque, la figure tutélaire des studia humanitatis, l’étude des auteurs anciens qui permet de cultiver l’humanité, est une quête solitaire et contemplative. Les humanistes italiens et européens des générations ultérieures transforment cet idéal en un programme d’éducation qui prépare les citoyens à la vie active, dans laquelle la maîtrise du discours, l’érudition et l’intégrité sont incontournables.
Sandro Boticelli, Un jeune homme présenté par Vénus ou Minerve aux sept Arts libéraux, fresque, vers 1484, musée du Louvre
Sandro Boticelli, Un jeune homme présenté par Vénus ou Minerve aux sept Arts libéraux, fresque, vers 1484, musée du Louvre. Source : Wikimedia Commons. Associées initialement surtout aux arts du discours (trivium), les studia humanitatis deviennent un programme entier d’instruction rénovée en sept arts libéraux à l’échelle européenne. Parmi ces éducateurs à l’esprit réformateur et anti-scolastique, Juan Luis Vives (1492-1540), théologien et pédagogue espagnol, préconise de passer les textes anciens au crible du jugement et de résister à la vénération des autorités (De disciplinis, 1531), et Pierre de La Ramée (1515-1572), principal du collège de Presles à Paris, remodèle le cursus scolaire avec l’objectif de lier l’enseignement littéraire et scientifique.
Aristotelis eorum quae physica sequuntur, sive metaphysicorum, ut vocant, libri tredecim..., Paris, 1553. Angers,
Aristotelis eorum quae physica sequuntur, sive metaphysicorum, ut vocant, libri tredecim..., Paris, 1553. Angers,Source : Bibliothèque municipale, Rés. SA 247. Ce livre a été numérisé dans le cadre du projet « Bibliothèques humanistes ligériennes » – Equipex Biblissima. Les textes classiques appartenant au nouveau corpus scolaire font l’objet d’éditions bon marché, appelées « feuilles classiques ». Ce sont des livrets de petit format avec des interlignes conséquents et des marges importantes, ainsi que des pages vierges que l’élève ou l’enseignant couvre avec ses notes.
Sommaire

Le modèle de l’éducation secondaire et des cursus universitaires en sciences humaines en Europe et dans le monde occidental restent tributaires de la conception et du programme des studia humanitatis.

Les études de l’humanité, les études qui humanisent

En 1333, Pétrarque (1304-1374), poète florentin proche de la cour pontificale d’Avignon, découvre dans un monastère à Liège un manuscrit du Plaidoyer pour le poète Archias de Cicéron, qui contient l’éloge de l’étude des lettres « qui servent à perfectionner l’humanité ». Chez Cicéron (106-43 av. J.-C.), le terme humanitas correspond à l’homme façonné par l’éducation, mais aussi à la formation d’un orateur. C’est à cette conception que se rapporte l’expression studia humanitatis, utilisée pour la première fois en 1369 par Coluccio Salutati (1331-1406), chancelier de la république de Florence, pour désigner une poursuite de la sagesse et de la vertu au travers l’étude des auteurs de l’Antiquité.

Leonardo Bruni (1370?-1444), élève de Salutati employé à la cour pontificale de Rome, désigne Pétrarque comme un modèle à imiter et comme le restaurateur des studia humanitatis considérées comme un art de vivre fondé sur la fréquentation des lettres. Dans le premier traité d’éducation humaniste, Des bonnes mœurs (1400-1402), Pier Paolo Vergerio (1370-1444) parle des études qui humanisent (studia humaniores), incluant l’étude des lettres, l’enseignement moral et les exercices physiques. Nourries par un idéal civique de l’orateur qui associe les compétences oratoires, le savoir encyclopédique et l’intégrité morale, les studia humanitatis deviennent une formation de l’élite des cités-États italiennes (magistrats, diplomates, juristes, enseignants, ecclésiastiques) et un outil de distinction sociale.

Réforme des arts libéraux

Les studia humanitatis se développent d’abord dans les cercles intellectuels soutenus par les cours italiennes, qui imitent le latin classique et étudient le grec pour revenir aux sources antiques en s’opposant à l’enseignement scolastique qui prévaut alors à l’université. La faculté des arts permet à l’époque médiévale d’accéder à l’une des facultés du deuxième cycle universitaire, spécialisée en droit, en théologie ou en médecine. Or, depuis le xiiie siècle, ce cursus préparatoire est dominé par la philosophie au détriment des lettres. La philosophie scolastique vénère Aristote que l’on commente à partir de traductions latines surannées. Elle privilégie le raisonnement dialectique et l’exercice de la dispute (disputatio), qui consiste à exposer le pour et le contre afin d’établir la vérité. Pétrarque et les férus des studia humanitatis, comme l’historien florentin Leonardo Bruni (1370-1444), critiquent non seulement les traductions médiévales inexactes et les joutes verbales artificielles, mais aussi le latin employé par les savants et les hommes d’Église de leur temps, jugé maladroit, appauvri, en un mot : « barbare ». Restaurer la langue latine dans sa pureté classique, surtout celle de Cicéron, devient pour les humanistes un objectif majeur. La méconnaissance du latin et du grec mènerait aussi selon eux à l’ignorance des lettres classiques. Or, selon Pétrarque, ce sont les poètes, les orateurs, les historiens et les philosophes de l’Antiquité qui inspirent l’amour de la sagesse par la force de leur éloquence et non les philosophes avec leurs spéculations formelles (De l’ignorance, 1367).

Nées d’un esprit contestataire, les études humanistes transforment l’enseignement en facultés d’arts en Italie, notamment celles de Florence, Bologne, Vérone, Padoue ou Ferrare. Dès la première moitié du xve siècle, les studia humanitatis correspondent à cinq disciplines d’étude, à savoir la grammaire (l’enseignement de la langue latine et des autres langues anciennes), la rhétorique, la poésie, l’histoire et la philosophie morale, alors que le terme humanista (ou umanista) désigne l’enseignant en humanités (humanità). Associées initialement surtout aux arts du discours (trivium), les studia humanitatis deviennent un programme entier d’instruction rénovée en sept arts libéraux.

Renouveau scolaire en Europe

En France, les studia humanitatis se développent d’abord dans les collèges d’arts rattachés à l’Université de Paris. Établis au Moyen Âge comme internats pour étudiants, ils évoluent au xve siècle en lieux d’enseignement et s’imprègnent des studia humanitatis grâce à des pionniers, comme Nicolas de Clamanges (1363-1437) qui introduit le cours de rhétorique au collège de Navarre au début du xve siècle ou Jacques Lefèvre d’Étaples (1450-1536), premier traducteur de la Bible en français, qui enseigne la philosophie d’Aristote au collège du cardinal Lemoine en recourant au texte grec. Le programme des collèges artiens à Paris est entièrement réformé dans la première moitié du xvie siècle. Le « modèle parisien », qui repose sur le curriculum humaniste et la progression graduée des classes, est adopté par un nombre grandissant d’établissements dans le royaume de France comme le collège de Guyenne à Bordeaux, fréquenté par Michel de Montaigne (1533-1592), ou le collège de la Trinité à Lyon, dirigé par Barthélemy Aneau (1505?-1561).

Au cours du xvie siècle, les facultés d’arts s’effacent au profit de cet enseignement indépendant de type secondaire. Le collège des Trois Langues, fondé en 1517 à Louvain sous l’inspiration d’Érasme, est le premier établissement en Europe à enseigner le latin, le grec et l’hébreux. Le gymnase fondé en 1538 à Strasbourg par Jean Sturm (1507-1589) forge un programme qui vise la « piété littéraire » (pietas literata). Cet établissement devient le modèle des académies calvinistes fondées à Lausanne (1537) ou à Genève (1559) qui fusionnent le collège d’humanités avec l’école de théologie pour futurs pasteurs. Favorisant la connaissance des langues bibliques et l’accès à l’instruction, le mouvement protestant est un allié des studia humanitatis mais, associées à l’enseignement catholique, elles deviennent aussi une nouvelle norme dans le réseau des collèges jésuites qui se développe à partir de 1548 en Europe et dans le monde (Inde, Amérique). Dans le Saint-Empire, Philippe Mélanchthon (1497-1560), théologien luthérien et pédagogue humaniste, s’applique à transformer les cursus des universités et à structurer des écoles secondaires autonomes, appelées « gymnases », dont les plus connus sont ceux de Marbourg (1527) ou de Heidelberg (1546). Des réseaux de gymnases similaires, d’obédience calviniste ou luthérienne, sont fondés en Pologne ou en Hongrie.

Les programmes d’enseignement en humanités ne sont pas uniformisés, mais reposent sur certains principes pédagogiques communs, comme la lecture (complète ou abrégée) des œuvres anciennes, qui forment de nouveaux canons scolaires. Les élèves lisent notamment les comédies de Plaute ou de Térence, les tragédies de Sénèque, les lettres et les discours de Cicéron, la poésie de Virgile ou d’Horace, les œuvres morales de Plutarque et les récits historiques de Tite-Live. L’accès aux œuvres de l’Antiquité est facilité par la diffusion du livre imprimé. Les nouveaux manuels comme les Élégances de langue latine (1449) de Lorenzo Valla (1407-1457), ou Les colloques scolaires (1522) d’Érasme, utilisés dans toute l’Europe, sont particulièrement représentatifs de la pédagogique humaniste qui veut apprendre au jeune lecteur à écrire ou à parler le latin comme si c’était une langue vivante, mais aussi lui transmettre un enseignement moral. En classe, le maître qui donne une leçon sur un auteur classique résume d’abord le texte et présente son intérêt moral. Il procède ensuite à son commentaire, mot à mot, d’un point de vue linguistique et historique. Les élèves tiennent des cahiers de lieux communs où ils notent les citations sous des rubriques thématiques pour mieux maîtriser le style et le contenu des ouvrages étudiés et pouvoir composer leur propre oraison (declamatio), exercice ultime du cursus humaniste.

Citer cet article

Natalia Wawrzyniak , « Les studia humanitatis ou l’éducation idéale pour un citoyen idéal », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 08/11/22 , consulté le 13/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22001

Bibliographie

Garin, Eugenio, L’éducation de l’homme moderne. La pédagogie de la Renaissance, 1400-1600, trad. J. Humbert, Paris, Hachette, 2003 [1957].

Gadoffre, Gilbert, La révolution culturelle dans la France des humanistes, Genève, Droz, 1997.

Grafton, Anthony, Jardine, Lisa, From Humanism to the Humanities. Education and the Liberal Arts in Fifteenth- and Sixteenth-Century Europe, Londres, Duckworth, 1986.

Ferrand, Mathieu, Istasse, Nathaël (dir.), Nouveaux regards sur les « Apollons de collège ». Figures du professeur humaniste dans la première moitié du xvie siècle, Genève, Droz (« Travaux d’Humanisme et Renaissance » 532), 2014. [note critique]

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Portrait du Pogge avec un manuscrit, sur la première page des Ruines de Rome (Biblioteca apostolica Vaticana, Urb. Lat. 224, fol. 3). Dédié à un autre chasseur de manuscrits, le pape Nicolas V, ce traité est une méditation sur la disparition de la culture romaine. Source : Wikimedia Commons
Maerten van Heemskerck (1498-1574), Auto-portrait avec le Colisée, 1553. Fitzwilliam Museum.
Pseudo-Cicero, Rhetorica ad Herennium, Italie, première moitié du xve siècle. BL, Arundel 271, f.3. Source : British Library.
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