La Renaissance est une période cruciale dans l’histoire de la traduction des textes anciens. C’est en Italie que l’on constate très tôt le renouveau. De fait, à mesure que l’on avance dans le xve siècle, on observe une évolution importante due, notamment, à la conjonction de deux phénomènes quasi contemporains : d’une part, la place croissante d’une nouvelle catégorie d’érudits, les humanistes ; d’autre part, à l’orée du Quattrocento, à Florence, la redécouverte de la langue grecque.
En se présentant peu à peu comme les éducateurs des classes supérieures avides de culture, les humanistes n’ont de cesse de faire mieux connaître le monde antique en dehors des universités, tout en revendiquant une place de choix au sein de celles-ci. Parallèlement, le retour de l’hellénisme permet de retrouver de nombreuses œuvres oubliées tout au long de la période précédente. Rapidement s’ouvre alors un vaste champ de traductions inédites donnant accès à un nouveau pan de la culture antique, qui s’enrichit du monde grec. Les humanistes y jouent un double rôle contribuant ainsi à modifier profondément l’esprit de la traduction : ils ne se contentent pas d’offrir à un public éclairé, mais non spécialiste, des traductions inédites d’auteurs grecs, ils cherchent également à renouveler les quelques traductions existantes (notamment celles d’Aristote) pour les adapter au goût d’un lectorat élargi mais aussi pour rivaliser scientifiquement avec leurs prédécesseurs médiévaux.
Ainsi une réflexion intense se développe-t-elle sur le phénomène de la traduction. Théories et pratiques ne cessent de s’approfondir au fil du temps et les traducteurs font face à de continuelles remises en question.
Traduire les textes anciens avant la « redécouverte du grec »
La période médiévale est loin d’ignorer complètement le grec ou d’être pauvre en traductions importantes, bien au contraire. Cependant, pour ce qui est du corpus grec à disposition, les auteurs traduits sont avant tout Aristote à partir du xiie siècle (très peu Platon) et quelques textes scientifiques, théologiques et médicaux ; pour ce qui est des traducteurs eux-mêmes, il s’agit le plus souvent de théologiens, tels que l’évêque de Lincoln, Robert Grosseteste (ca 1175-ca 1253) ou l’évêque de Corinthe, Guillaume de Moerbeke (1215-1286) ; quant à la technique de traduction, les traducteurs n’utilisent que la méthode littérale, dite ad verbum. Enfin, ces traductions du grec en latin restent le plus souvent limitées au monde universitaire et concernent un public savant, restreint et spécialisé.
Une nuance doit être cependant apportée si l’on se tourne du côté du corpus latin : dès le xiiie siècle, apparaissent les premières traductions du latin en langues vernaculaires, ou volgarizzamenti, qui rendent accessible la littérature latine à un public plus large et se permettent souvent une liberté plus grande par rapport au texte d’origine : au xive siècle, Boccace la revendique ouvertement quand il traduit Tite-Live. Cette nouvelle manière d’aller à la rencontre des Anciens se répercute sur les quelques traductions du grec en latin, et certaines interprétations s’éloignent du mot à mot jusqu’alors toujours de mise : Coluccio Salutati, qui ne connaît pas le grec, retouche une traduction de Plutarque par Simon Attumano pour l’embellir. La réflexion sur le phénomène complexe de la traduction est déjà bien lancée à la fin du Moyen Âge.
La « révolution » du Quattrocento
En 1397, arrive à Florence un savant byzantin, Manuel Chrysoloras, qui enseigne le grec à une poignée de disciples italiens, et apporte avec lui de nombreux manuscrits grecs d’auteurs inédits. Cet enseignement et ce riche apport de textes lancent une nouvelle vague de traductions qui s’amplifie tout au long du siècle, tandis que le champ littéraire désormais disponible s’élargit considérablement : on se met à traduire les poètes, les historiens, les orateurs grecs.
La multiplication des traducteurs et des traductions s’accompagne en parallèle d’une réflexion plus systématique sur les problèmes qu’implique le fait même de traduire. À cet égard, l’humaniste florentin Leonardo Bruni (ca 1370-1444) illustre parfaitement la prise de conscience qui naît à cette époque : disciple de Chrysoloras, il traduit très tôt Plutarque, Platon ou Xénophon. Dans un second temps, il reprend les traductions médiévales d’Aristote, considérant qu’elles ne sont plus d’actualité : non seulement elles doivent être adaptées à un public qui évolue, mais surtout leur littéralité les rend souvent obscures, voire erronées. Sa démarche est donc de réfléchir sur le rapport entre le fond et la forme d’une œuvre (celle-ci fût-elle philosophique) et de chercher à restituer l’un aussi bien que l’autre. C’est ce qu’il nomme la traduction ornata, ou traduction sensible au rendu du style grec. À ses yeux, le sens est transmis autant par les mots que par le style de l’auteur : il s’agit donc moins d’opposer traduction ad verbum et traduction ad sensum que de s’interroger sur ce que l’on entend précisément par l’une et par l’autre. Si la traduction littérale, exclusivement soucieuse de rendre un mot à mot qui fait perdre de vue la « manière » de l’auteur originel, est à proscrire, l’est tout autant une traduction « selon l’esprit », qui se contenterait de saisir le sens général de l’œuvre originelle grecque en le rendant dans un beau latin classique pour le plaisir du lecteur mais aux dépens de la fidélité à la pensée exacte de l’auteur originel. Le mot à mot reste donc de rigueur en même temps que le traducteur doit être conscient du style de l’auteur et capable de le transférer d’une langue à l’autre, seule façon de faire émerger le sens véritable et total de l’œuvre.
L’enjeu est de taille. Loin de remettre en cause la traduction ad verbum, mais en l’enrichissant d’une dimension stylistique essentielle, l’humaniste cherche à désamorcer les critiques des tenants de la traduction médiévale, seule reconnue comme scientifiquement valable, tout comme il justifie le renouvellement des traductions anciennes, en remettant à son tour en question le caractère scientifique de celles-ci. Sur un plan circonstanciel et historique, il s’agit bien de s’ouvrir les portes du monde universitaire ; sur un plan plus théorique, s’élabore à cette époque un nouveau concept riche d’avenir : celui de l’historicité (et donc de la caducité) des traductions. Conscient de l’importance de l’enjeu, Leonardo Bruni laisse le premier traité théorique sur ces questions : le De interpretatione recta, dans les années 1420. Mais peut-être du fait de sa difficile mise en œuvre, la pensée brunienne en matière de traduction ne fut pas toujours comprise.
Un siècle plus tard, on pouvait encore opter pour la lettre du texte ou rechercher la beauté du texte. Malgré de fortes polémiques – comme celle qui opposa Politien à Cortesi – aboutissant à ce qui fut appelé la querelle du cicéronianisme, le style de Cicéron devint de plus en plus la norme en traduction, quitte à trahir le texte source en l’habillant d’une éloquence qui ne le concernait pas, voire en le dépouillant de son sens originel. N’en sont que plus évidents les mérites d’Érasme, fidus interpres aux multiples modèles, qui n’élude pas la complexité de l’art de traduire. Le traducteur ne peut ignorer qu’il n’offre qu’une lecture du texte originel, et se voit contraint de s’interroger sur la notion même de fidélité.
La Renaissance voit donc changer le monde des traducteurs et du public ainsi que le corpus à traduire, mais aussi les techniques de traduction et le regard porté sur l’importance d’une discipline qui reste le moyen privilégié pour connaître et comprendre les Anciens.