De l’Espagne à l’Italie et au monde : l’essor de la dévotion à l’ange gardien
Si la figure de l’ange gardien est présente dans les Écritures, l’essor de son culte peut être daté de la fin du Moyen Âge et situé en Espagne. À l’instar d’autres dévotions, on connaît le nom de son « promoteur » : le catalan Francesc Eiximenis (ca 1330-1409). Figure du franciscanisme, celui-ci conçoit à l’extrême fin du xive siècle, pour les autorités municipales de Valence, un programme politique qui doit renforcer l’unité de la cité à l’heure des luttes factieuses. Il propose à cet effet de susciter, chez les Valenciens, une dévotion générale aux anges, en particulier envers celui chargé de protéger leur ville contre les différents fléaux qui la menacent. Les autorités municipales instaurent alors une fête en l’honneur de « l’ange gardien de Valence ».
La large réception des écrits angélologiques d’Eiximenis a sans doute préparé le terrain à la diffusion de la dévotion. Par des voies que les sources liturgiques et iconographiques tracent en pointillés, ce culte gagne, à partir du foyer valencien, l’ensemble de la péninsule ibérique dès la fin du xve siècle, les cathédrales de la façade méditerranéenne, celles de Castille et jusqu’au Portugal, où la garde angélique acquiert une dimension nationale sous la forme de l’ange gardien du royaume. Deux éléments sont décisifs pour le succès ultérieur de cette dévotion : sa présence dans la piété privée des Habsbourg dès le xve siècle et l’inscription d’une fête, au début du xvie siècle, à la fois dans le calendrier liturgique de l’ordre de Saint-Jérôme, étroitement lié à la dynastie régnante, et dans celui de la cathédrale de Tolède, siège du primat espagnol.
Placée ainsi au cœur de la religiosité hispanique, la dévotion va profiter à plein de la codification des supports du culte et de la pastorale – catéchisme, missel, bréviaire – décidée lors du Concile de Trente (1545-1563). Dès 1566, le Catéchisme du Concile consacre un développement au sujet ; la réforme des livres liturgiques engagée par Pie V en 1568 donne l’occasion au roi Philippe II, dès 1573, d’insérer une messe de l’ange gardien dans le livret des fêtes liturgiques célébrées à travers toute l’Espagne, avant que son fils Philippe III n’en facilite l’introduction dans la liturgie universelle en l’inscrivant dans le bréviaire romain en 1608. Dès lors, la dévotion aux anges gardiens rayonne dans l’Europe catholique et dans les terres de mission : la plupart des ouvrages de catéchèse intègrent l’ange gardien dans leurs pages ; des livres spirituels sont rédigés, principalement par des jésuites, à partir de la première moitié du xviie siècle, dans le sillage des Méditations sur les saints anges (1588-1589) de saint Louis de Gonzague ; les confréries sous son invocation, rares avant 1608, se multiplient jusqu’à supplanter, au cours du xviiie siècle, celles placées sous le vocable de saint Michel. Enfin, l’iconographie baroque du gardien tutélaire, qui trouve en quelque sorte son origine à Rome avec les peintures d’Antiveduto Grammatica (1571-1626), gagne nombre de lieux de culte.
De l’Italie à l’Espagne et au (Nouveau)-Monde : la dévotion aux sept archanges
Cette marche triomphale est contemporaine de la diffusion d’une autre dévotion, aux sept archanges, qui trouve elle aussi chez les Habsbourg son principal soutien. Suspectée d’hétérodoxie, elle circule par des chemins plus souterrains mais aussi révélateurs des dynamiques à l’œuvre dans le processus de globalisation du catholicisme.
Les circonstances entourant la naissance du culte aux sept archanges dans la Palerme du début du xvie siècle sont nimbées de mystères. En 1516, sur la paroi d’une église adossée à la cathédrale dont la date de construction reste difficile à préciser, une fresque est découverte représentant les sept archanges « assistant au trône de Dieu » (Apocalypse, 8, 2). Chacun d’eux se distingue par des attributs et un nom propres. À côté des trois archanges canoniques, Michel, Gabriel et Raphaël, on trouve ainsi Uriel, Jehudiel, Barachiel et Sealtiel, noms considérés comme apocryphes mais popularisés à Rome au milieu du siècle précédent par le franciscain Amadeo du Portugal dans son Apocalipsis nova, ouvrage prophétique qui annonce la venue d’un pape angélique devant restaurer l’harmonie de l’Église.
Cette découverte est immédiatement auréolée d’une réputation miraculeuse et le vicaire général du diocèse Tommaso Bellorusso (ca 1475-1539) ainsi que le vice-roi de Sicile Ettore Pignatelli (ca 1465-1535) s’activent pour en assurer la publicité. Les sept figures angéliques se chargent alors d’une signification politique : elles sont présentées comme les sept anges gardiens du monde ou bien comme les assistants de l’Empereur dans son gouvernement. La « Confrérie impériale des sept archanges », fondée à Palerme par Pignatelli en 1523, concrétise cette vision politico-religieuse en réunissant, autour de Charles Quint, les principaux membres de la hiérarchie politique de la capitale sicilienne, à l’image de la cour céleste.
À Rome, un prêtre sicilien proche de Bellorusso, Antonio Duca (1491-1564), auteur en 1543 d’un ouvrage de dévotion aux sept archanges, requiert du pape l’approbation d’une messe et de plusieurs oraisons tout en œuvrant à la construction d’une église qu’il voudrait placer sous leur vocable. Là encore, la tentative échoue en partie. Elle trouve un terrain plus favorable en Espagne, sans doute dès le milieu du xvie siècle, notamment dans les monastères féminins de fondation royale à Madrid, où la dévotion aux archanges se mêle à la dévotion à l’ange tutélaire. Ainsi, l’instauration d’une fête de l’ange gardien dans le monastère des Descalzas Reales est justifiée par l’apparition de l’archange Jehudiel à la communauté. Une riche iconographie s’épanouit alors dans l’enceinte du couvent madrilène.
Il n’est pas aisé de saisir comment la dévotion circule ensuite, car elle doit se confronter à l’Inquisition qui ne peut tolérer l’usage des noms apocryphes. C’est donc dans les espaces où cette dernière est absente ou moins menaçante qu’elle se répand, soit dans le Nord de l’Europe, aux Pays-Bas où une gravure de Hieronymus Wierix (1553-1619) fixe l’iconographie du septénaire, et dans les territoires d’Outre-mer. Elle s’appuie notamment sur certains membres de la Compagnie de Jésus, qui déjà à Rome lui avait réservé un accueil favorable. Les ouvrages sur l’ange gardien mentionnés plus haut consacrent souvent quelques pages aux sept archanges. Elle s’épanouit surtout, tant dans les arts visuels que dans la littérature religieuse, dans les territoires de l’Amérique et de l’Extrême-Orient espagnols, où elle exprime le projet messianique de conversion des Indiens qui doit unir la monarchie catholique et les jésuites.
Relances contre-révolutionnaires
La période révolutionnaire est l’occasion d’une relance de ces deux dévotions. L’ange gardien prend place dans l’arsenal des réponses de la papauté au défi révolutionnaire. Artisan de la restauration catholique, la Compagnie de Jésus restaurée joue un rôle central dans ce renouveau dévotionnel, en France et en Italie notamment. En Espagne, l’ange gardien devient en 1825, grâce aux efforts d’un capitaine de l’armée pour en faire approuver l’office par le Saint-Siège, « l’ange gardien du royaume », qui a aidé Ferdinand VII à résister aux armées napoléoniennes et à restaurer la monarchie. Le même capitaine tente aussi, avec un succès limité, de ranimer la flamme de la dévotion aux sept archanges, qui a survécu en Espagne et en Sicile.
Ces deux itinéraires illustrent deux tendances – qui se superposent et s’épaulent parfois – animant la dévotion aux anges à l’époque moderne en Europe : sa capacité durable à exprimer un programme politico-religieux d’inspiration messianique, pris en charge désormais principalement par les États ; sa régulation et son utilisation par Rome dans le cadre d’une religiosité tridentine visant l’acculturation des masses.