Une gestation européenne
La Compagnie de Jésus est européenne dès son approbation par le pape Paul III en septembre 1540. En effet, la dizaine de membres, pour l’essentiel anciens élèves de la Sorbonne et jeunes prêtres qui la constituent alors, se liant d'amitié et formant des projets pendant leurs études à Paris dans les années 1530, viennent de diverses provinces de France, de Savoie, de Castille, d'Espagne et du Portugal. Pendant cette période, Ignace de Loyola (1491-1556), futur premier général de la Compagnie, voyage en Flandres (où il rencontre l’humaniste Luis Vivés) et en Angleterre. Entre Paris et Rome, Ignace et ses amis séjournent plusieurs mois à Venise et dans la région de Padoue, puis traversent une partie de la péninsule, s’attardant dans plusieurs villes importantes de l’époque pour gagner la cité pontificale. Tous ces jeunes hommes partagent, après divers procès inquisitoriaux dont Ignace est victime, la conviction que la vieille Église chrétienne doit être renouvelée en profondeur, par des voies qui ne peuvent plus être seulement celles de la théologie héritée des siècles antérieurs, ni celles d’un clergé qui n’a pas encore vu se lever l’horizon des « nouveaux mondes » (Christophe Colomb atteint l’Amérique un an après la naissance d’Ignace). Lorsqu’ils se constituent en un corps religieux dont les premières règles sont soumises au pape, Ignace et ses compagnons sont déjà habités par ces lointains. Ils ont été pressentis par l’entourage de Jean III, roi de Portugal (1521-1557), pour se lancer à la conquête des peuples ultramarins, à l’Est comme à l’Ouest. Ils entendent devenir prêtres, dans la plus grande exigence de leur fonction, et faire en sorte que les premiers membres de la nouvelle congrégation ne soient ordonnés qu’au terme d’une formation aussi accomplie que l’avait été la leur à Paris. Se dessine donc une organisation hiérarchisée dont la partie la plus qualifiée (par les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, par un quatrième vœu d’obéissance spéciale au pape et par l’état de prêtre) reste peu nombreuse, malgré son attractivité dans le monde des institutions catholiques et la rapidité de son expansion ; mais elle est secondée par d’autres catégories : les coadjuteurs spirituels (dans l’enseignement le plus souvent) et temporels (dans l’intendance matérielle) qui jouent rapidement un rôle essentiel dans l’apostolat missionnaire.
Une expansion européenne et mondiale
Dès 1540, François Xavier (1506-1552), l’un des premiers compagnons, quitte Rome pour Lisbonne puis pour Goa, où il accoste en 1542. Le rayonnement immédiatement européen et mondial de la jeune Compagnie ouvre très vite un double front : d’un côté, en Europe, la reconquête des terrains perdus au profit des Réformes ou, à tout le moins, la consolidation des positions catholiques ; de l’autre, en Afrique, en Amérique et en Asie, le développement d’une ambition universelle pour l’Église romaine, dans la dynamique des grands empires en formation. La fresque d’Andrea Pozzo pour la voûte de la Chiesa San Ignazio de Rome (Ill. 1), qui rappelle à la fin du xviie siècle le « triomphe d’Ignace » en témoigne : pour célèbre qu’elle soit, on ne prête pas toujours attention au fait que l’Europe figure parmi les quatre continents dans lesquels s’est déployée l’action des jésuites, sans se distinguer particulièrement des trois autres.
En Europe, les collèges sont une des armes maîtresses de la Compagnie. En effet, si l’éducation n’est pas sa première mission, elle devient vite décisive, à la fois pour la formation des jeunes jésuites, mais aussi beaucoup plus largement pour répondre à de nouvelles attentes intellectuelles et culturelles des sociétés urbaines qui héritent des transformations liées à la « Renaissance ». Cet héritage est d’ailleurs partagé avec l’Europe des Réformes, à l’est et au nord du continent. La meilleure preuve en est (aujourd’hui encore méconnue en raison du clivage longtemps influent des historiographies confessionnelles catholiques comme protestantes), que les collèges jésuites empruntent leur modèle au modus parisiensis, qui inspire aussi un grand nombre d’établissements d’enseignement protestants. Le développement des collèges doit du reste aussi sa rapidité à ce climat fortement concurrentiel, qui explique l’ouverture à Rome, dès 1552, d’un collegium germanicum destiné à la formation des jésuites envoyés en « Germanie », deux provinces jésuites étant constituées dans cet espace dès 1556. Les collèges se répandent en France dès les années 1560, où ils sont souvent, comme en Espagne, au Portugal et ailleurs, tout à la fois des centres de formation, des ateliers d’écriture et le point de départ pour des missions « de proximité » dans les campagnes environnantes, la Compagnie visant toujours à articuler ses deux activités principales. De tels collèges se comptent par centaines en Europe. En France, les jésuites accusés de complicité dans un attentat raté contre Henri IV sont expulsés en 1594, puis de retour sous surveillance en 1603. Le rayonnement de la Compagnie européenne est alors de plus en plus international. Mais, soumise au choix « régalien » des confesseurs princiers, elle est religieusement et culturellement inféodée aux États qui la tolèrent. Le haut du frontispice de la Peinture spirituelle de Louis Richeome (Ill. 2), publié à Lyon en 1611, représente la réunion des compagnons à Montmartre en 1534, rappelant discrètement que la Compagnie est d’une certaine manière née en France – et dans le haut lieu du martyre de saint Denys, fondateur supposé de la religion chrétienne en Gaule.
Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si les premières provinces jésuites sont créées au Portugal (1546) et en Espagne (1547) : ce sont les métropoles des deux grands empires qui commandent de fait, autant que les papes de droit, l’arrivée des jésuites en Inde (dès 1542), au Brésil (1549), en Éthiopie (1554), au Pérou (1568), en Nouvelle-Espagne (1572)… La France rejoint l’Espagne et le Portugal dans le courant du xviie siècle avec les missions de Nouvelle-France dans les années 1640 puis d’Asie, en particulier de Chine en 1688, des initiatives de plus en plus directement impulsées par la couronne.
Une chute romaine
Si l’expansion de la Compagnie est mondiale, on peut dire que le dernier acte de l’histoire moderne des jésuites se joue en Europe, à Rome. C’est en effet le Saint-Siège qui, progressivement, renonce à protéger la Compagnie face aux attaques dont elle est l’objet, bien que ces attaques touchent les jésuites sur des terrains extra-européens. En Chine d’abord, la stratégie de l’accomodatio, adoption des rites confucéens et du principe de la vénération des ancêtres, considérés par une part importante des jésuites comme compatibles avec l’introduction des rites et du discours chrétiens, est condamnée par Benoît XIV en 1742 (cette condamnation ne sera levée que par Pie XII… en 1939). Au Paraguay ensuite, les jésuites s’engagent dans le soutien des peuples guaranis rebelles au Traité des limites qui divisait leur territoire ; l’Espagne et le Portugal imposent alors l’expulsion de la Compagnie hors des colonies américaines, achevée en 1767 et conclue par la Suppression universelle de 1773. Ce qui prend le nom de « catastrophe » dans la mémoire jésuite représente une sorte de traumatisme, pour des religieux dont certains sont déjà âgés, mais d’autres dans la force de l’âge ou encore en formation, et qui sont ainsi contraints de quitter les territoires espagnols et portugais – ce que montre subtilement une gravure de 1764 (Ill. 3).
La Suppression de 1773, précisons-le, ne met pas définitivement fin à l’existence de la Compagnie, rétablie par le pape Pie VII en 1814. Mais elle marque bien le terme d’une Compagnie européenne largement dominée au xixe siècle par les calendriers politiques, sociaux et coloniaux des nations d’Europe. Ce n’est peut-être qu’au xxie siècle que la Compagnie retrouvera un espace européen.