De nombreux témoignages décrivent l’expulsion des jésuites d’Amérique puis d’Espagne, leur expulsion de France, puis la Suppression universelle de la Compagnie de Jésus en 1773 comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, comme une « catastrophe » imprévisible. C’est par ce mot de catastrophe que la Suppression est définie en 1775 dans l’oraison funèbre de Lorenzo Ricci, dernier supérieur général des jésuites, mort prisonnier au Château Saint-Ange de Rome – oraison prononcée à Breslau, dans le royaume de Prusse, terre d’accueil des anciens jésuites avant leur émigration en Russie jusqu’à la Restauration de la Compagnie en 1814. Or une catastrophe, c’est ce dont les causes, multiples, sont restées invisibles et qui éclate comme un coup de tonnerre. Et, pour les contemporains, il s’agit bien de cela. Qui aurait pu, d’un seul regard, embrasser le faisceau de déterminations qui, tout au long du xviiie siècle, préparent l’événement ? Celui-ci est vécu a posteriori par les contemporains, et en particulier par les victimes immédiates du décret d’« extinction » de Clément XIV, comme le signe prémonitoire d’autres catastrophes encore à venir, en commençant par la Révolution Française. Qui aurait pu se placer au point de vue où nous sommes aujourd’hui pour saisir dans toutes ses dimensions la décision ultime du Pontife ?
L’antijésuitisme européen
Certes – c’est l’explication la plus commune – il y a l’hostilité croissante des monarchies européennes à l’égard d’une organisation redoutée depuis sa fondation en 1540 comme un instrument transnational de la domination romaine. Une domination idéologique d’autant plus véhémente, ou perçue comme telle, que le Saint-Siège n’est plus la puissance politique et militaire qu’il avait pu être. C’est pour cela que l’opposition aux jésuites en France, en Espagne, dans la péninsule italienne elle-même, est aussi une opposition religieuse, et largement liée à la mouvance du jansénisme (du nom de Cornelius Jansen, théologien condamné par Rome en 1653 pour ses positions sur la grâce héritées de Saint Augustin). Le rigorisme moral, spirituel et théologique des jansénistes était hostile depuis le xviie siècle aux orientations de la Compagnie de Jésus.
La situation américaine
Un grave revers atteint les jésuites en Martinique, dans l’Amérique française, en 1762. C’est la célèbre affaire Lavalette, du nom d’un membre de la Compagnie aventuré dans des opérations commerciales malheureuses liées à l’exploitation et à la vente de la canne à sucre, compromises par de multiples facteurs, dont la Guerre de Sept Ans (1756-1763). Sans exagérer l’importance effective de cette « affaire », elle révèle l’ampleur de l’« entreprise » jésuite et le double visage, économique et apostolique, qui a été le sien dans les colonies américaines depuis la fin du xvie siècle.
Le conflit le plus déterminant pour le destin de la Compagnie en Amérique est cependant celui qui oppose l’Espagne et le Portugal sur le tracé des frontières du continent. Les villages – ou « réductions » – contrôlés par les jésuites sur le territoire de l’actuel Paraguay sont menacés par cette querelle de territoire ; et les jésuites, en se plaçant du côté des populations indiennes pour garder le contrôle de ces villages, mais aussi par l’effet d’une réelle opposition aux stratégies métropolitaines, sont condamnés par les deux couronnes. Le processus des expulsions des deux Amériques, espagnole et portugaise, se trouve enclenché par cette crise à partir de 1759, avec l’embarquement forcé des jésuites du Brésil pour la Corse puis les États pontificaux.
L’échec des jésuites en Chine
Dès le tournant du xviie siècle, les jésuites ont tenté de promouvoir dans la Chine impériale, comme ils l’avaient fait peu de temps plus tôt dans la région indienne du Madurai, une forme d’évangélisation par l’accomodatio, c’est-à-dire l’adoption – et la tolérance – des rites confucéens et ancestraux sous la condition de leur compatibilité avec les dogmes et rites chrétiens. Fortement hostiles à cette orientation, jugée dangereuse pour l’orthodoxie catholique, les autres congrégations européennes actives sur le terrain chinois - augustins, dominicains et franciscains pour l’essentiel - obtiennent du Saint-Siège la condamnation de la Compagnie, en 1704 par un premier décret, puis définitivement par une Bulle de Benoît XIV en 1744. Cette longue controverse, dite « Querelle des rites », a finalement duré plus d’un siècle : l’interdiction n’est levée qu’en 1942. Or cette condamnation affaiblit considérablement les jésuites, car leur ambition apostolique à l’échelle mondiale avait été depuis deux siècles l’un des fondements de leur autorité religieuse.
Les contradictions internes de la Compagnie au XVIIIe siècle
Il faut encore ajouter à tout cela des difficultés propres à la Compagnie elle-même au tournant du xviiie siècle. Le long généralat de Tirso Gonzalez de Santalla (1687-1705) marque une orientation rigoriste qui tente de répondre aux nombreuses accusations portées contre le supposé laxisme de la théologie morale (développée par les jésuites dans leur enseignement et dans leurs traités), en particulier par le courant janséniste depuis les Provinciales (1656-1657) ; mais Pascal n’est que le plus célèbre aujourd’hui des polémistes antijésuites. Ce virage rigoriste trouble une partie de la Compagnie sans pourtant atteindre ses objectifs. De plus, le climat général des Lumières fait apparaître l’engagement de très nombreux jésuites dans la construction d’une culture encyclopédique pour laquelle l’accumulation des « savoirs missionnaires » leur a donné un capital considérable : le Journal de Trévoux, lancé en 1701, devient un concurrent du chantier de l’Encyclopédie avant d’en être un adversaire. Mais ce même climat révèle aussi une certaine sclérose, tout spécialement dans l’enseignement des collèges, qui avait dominé la scène au xviie siècle par ses ouvertures pédagogiques et culturelles mais a désormais du mal à absorber une culture scientifique, philosophique, littéraire largement émancipée des cadres et des dogmes de l’Église.
De l’ancienne à la nouvelle Compagnie
La Suppression de la Compagnie de Jésus en 1773 est l’expression d’une Europe mondialisée, nous pouvons en prendre la mesure aujourd’hui, grâce à l’immense développement des recherches récentes sur les empires coloniaux. Nous sommes désormais loin d’une lecture étroitement européenne de l’événement, comme le montrent la place importante, dans cette nouvelle histoire, des écrits jésuites d’Amérique du Sud, de leur réception comme de leur place ultérieure dans l’histoire de la Compagnie. Manuel de Lacunza (1731-1801), par exemple, actif dans le sud du Chili actuel et exilé en Italie en 1767, écrit dans cet exil un ouvrage d’inspiration messianique, La venida del Mesia. Inspiré par le climat millénariste du dernier xviiie siècle, il mobilise aussi le souvenir de l’œuvre prophétique d’Antonio Vieira (1608-1697), jésuite portugais actif au Brésil et dans toute l’Europe, Clavis Prophetarum, habitée par l’horizon d’un empire universel, accomplissement de l’entreprise missionnaire jusqu’à la réconciliation des juifs, que l’on pensait alors à l’origine du peuplement américain. L’ouvrage de Lacunza est condamné par le Saint-Office romain en 1824, mais il ne l’est qu’après une âpre résistance, tant l’œuvre est porteuse d’une tradition remontant aux origines de la Compagnie de Jésus, dans une Église bouleversée par les Réformes et incertaine de son avenir. Or le livre de Lacunza est publié à Londres en 1816, à l’initiative du général Manuel Belgrano (1770-1820), grande figure de la guerre d’indépendance dans le Rio de la Plata, berceau de l’actuelle Argentine. Ce sont ainsi probablement les travaux récents sur les Compagnies de Jésus américaine – et asiatique – au xixe siècle qui nous permettent le plus sûrement, à partir de l’histoire des indépendances et de l’implication des anciens et nouveaux jésuites dans cette histoire, de construire une perspective mondialisée sur la Suppression de l’« ancienne Compagnie » et sur la Restauration, en 1814, d’une « nouvelle » Compagnie qui porte, pour une part, son héritage.