Le réseau du « grand tourisme »
À partir des années 1740, un certain nombre d’intermédiaires britanniques établis à Rome, le plus souvent des artistes (le peintre écossais Gavin Hamilton, 1723-1798) ou d’anciens artistes reconvertis (le peintre anglais Thomas Jenkins, 1722-1798 ; l’architecte écossais James Byres, 1733-1817), proposent à leurs compatriotes des services de plus en plus diversifiés. Dès le début des années 1760, après la fin de la guerre de Sept Ans et la reprise des flux de voyageurs vers le continent, leurs activités connaissent un essor inédit. Si certains, tel l’antiquaire écossais Colin Morison (1732-1810), jouent volontiers le rôle traditionnel du cicérone accompagnant et orientant le grand-touriste dans sa découverte du patrimoine antique et moderne de Rome, d’autres se présentent comme des adjuvants aux multiples talents. Thomas Jenkins en est sans doute le meilleur exemple puisqu’il propose à ses clients de leur fournir un logement de qualité – le plus souvent dans les environs de la place d’Espagne –, de les introduire dans la bonne société locale où il dispose de puissants relais, y compris au sein du haut clergé, et même de devenir leur banquier. Sa résidence campagnarde de Castel Gandolfo, située à une vingtaine de kilomètres au sud de Rome, accueille d’ailleurs aussi bien des aristocrates que des écrivains comme Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832). L’activité, sur ce marché naissant du « grand tourisme », est saisonnière puisque les périodes de plus forte fréquentation sont le Semaine sainte et celle des fêtes de Noël, suivies du carnaval.
Au cours de leur séjour romain, les voyageurs britanniques développent volontiers une « sociabilité de refuge » puisqu’ils logent le plus souvent dans les mêmes quartiers (les paroisses entourant la place d’Espagne, où sont concentrés de nombreux hôtels et meublés, en particulier celle de San Lorenzo in Lucina et celle de Sant’Andrea delle Fratte) et portent souvent le même regard critique sur la haute société locale.
Les Britanniques de confession protestante qui sont amenés à mourir à Rome sont généralement inhumés au « cimetière non catholique » de la ville – parfois surnommé « cimetière des Anglais » –, situé près de la pyramide de Cestius et de la Porta San Paolo.
Les réseaux des marchands d’art
Dans une ville qui a toujours été une étape incontournable du Grand Tour, les collectionneurs britanniques, par leur nombre et leur pouvoir d’achat, constituent une clientèle de première importance pour les artistes comme pour les marchands d’art, ces derniers organisant et orientant le marché en fonction de leurs intérêts.
Le marché britannique apparaît, d’emblée, comme un marché structuré à plusieurs échelles. Un marchand d’art aussi avisé que James Byres, par exemple, entretient ainsi une correspondance très soutenue avec ses clients, y compris lorsque ces derniers sont rentrés en Grande-Bretagne : c’est ainsi, notamment, qu’il parvient à mettre sur pied une stratégie aussi habile que discrète – et en marge de la légalité – dans le but de vendre à prix d’or au quatrième duc de Rutland une série de tableaux de Nicolas Poussin, Les Sept Sacrements, par l’intermédiaire du peintre anglais Joshua Reynolds (1723-1792), en 1785-1786. Thomas Jenkins, quant à lui, recourt à la correspondance pour vanter à ses clients britanniques les biens culturels qu’il peut leur permettre d’acquérir afin de compléter leurs collections personnelles, mais aussi pour orienter leur goût lorsque les originaux des maîtres de la Renaissance ne sont plus disponibles sur le marché romain : il permet, de cette manière, au neuvième comte d’Exeter, puis à d’autres collectionneurs britanniques, de découvrir l’œuvre, encore peu connue en Angleterre, de Caravage (1571-1610). On peut également mentionner le cas du peintre écossais James Irvine (1757-1831) qui, comme nombre de ses collègues, cherche à accroître ses revenus en se faisant marchand d’art et qui sillonne l’Italie des années 1790 et 1800 pour découvrir les œuvres susceptibles d’intéresser ses riches clients britanniques.
Le marché de l’art britannique est également polarisé par la rivalité qui se développe entre Thomas Jenkins et James Byres. Du fait de leur influence et de leurs réseaux de connaissances, ces derniers peuvent, en effet, faire et défaire les carrières de leurs compatriotes qui ne sont donc pas seulement dépendants de la clientèle britannique, mais aussi de la faveur (ou de la défaveur) de ces puissants intermédiaires. Ces coteries concurrentes sont partiellement fondées sur les origines infranationales puisque les artistes écossais tendent à rejoindre Byres tandis que ceux qui sont originaires des autres nations britanniques sont amenés à se placer sous la protection de Jenkins.
Les réseaux politiques : jacobites et hanovriens
La « colonie » britannique de Rome n’est pas seulement divisée par des intérêts économiques concurrents, elle l’est aussi par des intérêts politiques divergents.
La présence d’une communauté jacobite (partisans de la dynastie des Stuart en exil), souvent d’origine écossaise, remonte aux premières décennies du xviiie siècle puisque les prétendants Stuart ont transféré à Rome, dans les années 1720, leur cour en exil. Ces derniers bénéficient par ailleurs du soutien politique et matériel de la papauté, en tout cas jusqu’à la mort du « Vieux Prétendant » (Jacques-François Stuart, ou Jacques III d’Angleterre pour ses partisans), en janvier 1766. Andrew Lumisden (1720-1801), qui fait partie de l’entourage immédiat du Prétendant puisqu’il est son secrétaire particulier à partir de 1762, use de toute son énergie et de tout l’entregent dont il dispose pour attirer au « palais du roi », place des Saints-Apôtres, les voyageurs comme les artistes. Mais fréquenter la cour des Stuart en exil n’est pas sans risque pour les Britanniques de passage, comme le montre la lecture de la correspondance de l’architecte écossais Robert Adam (1728-1792) ou celle du journal de voyage de son compatriote, l’avocat et écrivain James Boswell (1740-1795). Être suspect de sympathies jacobites peut ruiner une carrière, voire une vie, ainsi qu’en témoigne le destin du peintre anglais Jonathan Skelton (mort à Rome en janvier 1759), victime des rumeurs diffusées sur son compte par des artistes rivaux. Les Stuart disposent, toutefois, du soutien des séminaires anglais, écossais et irlandais où sont formés des prêtres chargés, par la suite, de prêcher le catholicisme dans les îles Britanniques. L’un d’eux, l’abbé écossais Peter Grant (1708-1784), a passé, en réalité, la majeure partie de son existence à Rome où il développe un réseau très organisé, au sein de l’aristocratie romaine comme de l’élite voyageuse britannique, promouvant ainsi un agenda politique très ambigu, entre allégeance à la cause jacobite et affirmation de ses propres intérêts.
À partir de 1766, le Saint-Siège retire son soutien politique aux jacobites et cherche à normaliser ses relations avec le roi George III (1760-1820), troisième souverain de la famille des Hanovre. Thomas Jenkins semble avoir joué un rôle majeur dans la défense des intérêts hanovriens à Rome à partir de la fin des années 1750 : la couronne britannique n’y dispose, en effet, d’aucune représentation diplomatique permanente et doit donc compter sur des relais d’influence officieux pour surveiller les allées et venues de ses ressortissants et promouvoir sa cause. D’abord soupçonné par les voyageurs et les artistes proches de la cause jacobite d’être un espion à la solde des Hanovre, Jenkins apparaît de plus en plus, en particulier à partir du début des années 1770, comme un ambassadeur officieux de la cour de Saint-James, ce qui ne fait qu’accroître son influence auprès de ses compatriotes.
Dès les années 1760, l’influence de la cour des Stuart décline de plus en plus tandis que celle de Thomas Jenkins s’affirme, ce qui conduit de nombreux voyageurs et résidents britanniques à adapter en conséquence leur comportement au cours de leur séjour romain.