Un réservoir de matières premières pour le négoce européen
Les pays du Nord se spécialisent dans la fourniture de matières premières pour la construction navale vers l’Europe occidentale. Bois de Scandinavie et de Russie, mâts de Riga, goudron et fer suédois, chanvre de Biélorussie sont indispensables à tout État ayant l’ambition de se doter d’une marine de guerre. La Pologne est le fournisseur majeur de céréales lors des nombreuses crises frumentaires européennes. Enfin, diverses productions comme les graines de lin de Courlande ou le suif de Russie sont essentielles aux activités textiles ou industrielles. En contrepartie, les pays occidentaux expédient sels, vins, eaux-de-vie et produits coloniaux vers les nouveaux marchés de l’Europe septentrionale. En raison de cette activité en forte croissance à l’époque moderne, le réseau portuaire de la Baltique est très dense mais le rôle des différents ports est variable : certains ont une fonction de collecte de produits à un niveau local alors que d’autres, en garantissant une régularité des approvisionnements et des prix stables, participent activement au grand cabotage européen et concentrent les communautés étrangères.
Aux xvie et xviie siècles, la plupart des opérations commerciales se font par l’intermédiaire soit de facteurs, soit d’individus recevant un salaire pour exécuter une opération commerciale. Quand un négociant veut faire une affaire particulière, il envoie ponctuellement un facteur réaliser la transaction dans le port étranger. Ces facteurs peuvent avoir différents statuts : certains sont attitrés à un négociant et se déplacent selon le lieu où se font les affaires de leur employeur, d’autres peuvent être à la fois hôteliers, courtiers, interprètes et même petits négociants au service de leurs compatriotes dans une place commerciale déterminée. Ainsi, leur marge d’initiative est très variable, de simple exécutant à véritable fondé de pouvoir. La création de succursales est un autre moyen couramment utilisé par les plus grandes maisons commerciales qui organisent leurs transactions internationales en créant un système de filiales dans les grandes places européennes.
Ces systèmes peu performants et très coûteux ne correspondent pas au développement des échanges au cours de la période moderne. Les procédures doivent être à la fois simplifiées et accélérées pour accompagner la croissance commerciale. Dès la fin du xvie siècle, la commission se généralise, avec un système souple, moins coûteux et plus expéditif. Les opérations se font désormais par l’intermédiaire de commissionnaires, c’est-à-dire d’hommes d’affaires installés dans les différents ports, et les correspondances remplacent les déplacements de facteurs. Comme l’on se méfie davantage des étrangers que de ses propres concitoyens, les négociants envoient leurs compatriotes dans les villes où ils ont des activités commerçantes à l’exemple des ports de la Baltique qui se peuplent de communautés marchandes étrangères.
La grande diversité des colonies étrangères
La règlementation relative à l’installation des marchands dans les très nombreux ports de l’espace baltique obéit à deux modèles d’organisation. En Scandinavie, les autorités ont pour ambition de développer de grands centres portuaires et d’y concentrer les activités commerciales en y attirant les communautés marchandes sans poser de contraintes particulières, à l’exemple de Copenhague ou de Stockholm. Le modèle d’organisation portuaire de la côte sud de la Baltique est différent en raison de la domination de quelques ports situés aux débouchés des grands fleuves qui collectent les matières premières de leur arrière-pays pour l’exportation vers l’Europe occidentale. Dans la plupart d’entre eux (Dantzig, Königsberg, Riga, Memel), les pouvoirs municipaux conservent leurs privilèges, datant du Moyen Âge, pour organiser leur commerce, à l’exemple du grand port de Riga qui établit des règlements très stricts pour favoriser les bourgeois de la ville. Ainsi, les étrangers ne peuvent réaliser aucun acte de commerce avec un autre étranger, ni avec les fournisseurs de l’arrière-pays, mais seulement avec les bourgeois de la ville. Dans la réalité, la règlementation est détournée par les étrangers qui, avec l’accord tacite du gouvernement russe, passent des contrats avec les fournisseurs locaux. Comme le commerce des ports du sud de la Baltique est avant tout un commerce passif, c’est-à-dire sans lien direct avec les grandes places européennes et sans flotte de commerce locale, la quasi-totalité des échanges extérieurs sont pris en charge par des négociants étrangers qui s’y installent en grand nombre alors que leur présence est plus réduite en Scandinavie.
Il est difficile de connaître avec précision les colonies étrangères dans les ports de la Baltique car le nombre d’individus évolue constamment et beaucoup d’entre eux ne sont pas recensés dans les documents municipaux ou religieux. Les communautés marchandes varient d’un port à l’autre selon les opportunités commerciales ou les privilèges accordés par les autorités. À Dantzig, au xviie siècle, la communauté néerlandaise, grâce à son expérience, son crédit et ses relations, impose sa langue et de nouvelles techniques commerciales et contrôle les échanges ainsi que la navigation. Elle est à son apogée en 1640 puis décline avec la contraction des exportations de grains vers l’Europe occidentale. À Saint-Pétersbourg, fondée au début du xviiie siècle, les Britanniques bénéficient de privilèges accordés par Pierre le Grand (1682-1725) et s’imposent face à la communauté néerlandaise venant d’Arkhangelsk, port désormais sur le déclin après les restrictions imposées par le tsar pour favoriser sa nouvelle capitale. À Riga, le plus grand port russe, les Néerlandais ont une position dominante. En 1811, le journal local et germanophone Rigasche Stadtblätter se lamente que « les citoyens de Riga ont une vache qu’ils nourrissent mais que ce sont les Hollandais qui récupèrent son lait ». Dans les échanges, le caractère national est peu marqué et, en cas de conflit, le négociant est un homme faisant abstraction des considérations patriotiques. Ainsi, pendant la guerre d’Amérique (1775-1783), les approvisionnements de la Marine française se font par l’intermédiaire de circuits complexes au sein desquels les négociants anglais de Riga sont au premier rang.
Les marchands français migrent peu dans les ports de la Baltique, hormis les Huguenots qui trouvent refuge dans les pays protestants comme la Prusse, le Danemark ou la Suède. Ces migrations n’ont cependant pas toujours une cause religieuse, certains calvinistes, notamment en provenance de Suisse et des Provinces-Unies, venant dans le Nord pour développer leurs affaires. Jean Bedoire, perruquier originaire de Saintonge, s’installe à Stockholm vers 1665 où il devient marchand de cuivre et de fer. Son fils Jean Bedoire Jr développe l’entreprise qui devient une des premières firmes exportatrices du pays. En 1757, un des fils de Jean Bedoire Jr est nommé consul de Suède à Lisbonne. Un autre fils, associé avec son beau-frère Hermann Petersen, devient l’un des hommes les plus fortunés de Suède en exportant des produits suédois, tout particulièrement vers la France et en important du vin et du sel. L’entreprise investit ses profits dans la production de laiton et le raffinage du sucre. Parallèlement, la famille multiplie ses alliances avec l’élite négociante de Stockholm dont elle devient l’un des principaux financiers. L’on peut véritablement parler de clan en évoquant les multiples liens matrimoniaux des Bedoire dans leur pays d’accueil.
Si tous les marchands ne s’enrichissent pas comme la famille Bedoire, celle-ci est un exemple d’intégration et de réussite économique dans l’économie monde du xviiie siècle. Au siècle suivant, les migrations négociantes sont moins fréquentes en raison des progrès de la navigation et des systèmes d’informations (journaux, postes) qui réduisent le besoin de réseaux internationaux.