L’attaque n’a rien d’innocent. Au moment où Pétrarque (1304-1374), Érasme (1466-1535) ou Montaigne (1533-1592) croient redécouvrir l’Antiquité, princes, nobles et bourgeois se passionnent pour les tournois ou les romans de chevalerie qui fleurissent en Europe comme jamais : les Orlando italiens de Boiardo (1483) et de l’Arioste (1532), les Amadis et les Palmerin espagnols, avec leurs innombrables adaptations et traductions. Cet imaginaire forme alors la culture dominante des élites face à laquelle les humanistes doivent se faire une place.
Mais au-delà de la rivalité, il existe aussi des ponts entre l’humanisme classique et une forme d’humanisme chevaleresque des xve et xvie siècles, qui lui est parallèle, et dont témoignent, par exemple, les œuvres d’un Ange Politien (1454-1494) – à la fois philologue de génie et rapporteur des joutes de Julien de Médicis (1475).
Une éthique des vertus
À la suite de Cicéron, l’humanisme classique a fait de l’exercice des vertus la condition nécessaire pour que l’homme accède à son humanité. Justice, sagesse, tempérance et force morale l’élèvent au-dessus de la barbarie et le rendent digne de participer au gouvernement de la cité.
La culture chevaleresque de l’Europe médiévale a fait de même. Bien avant les humanistes, elle a aussi reçu les leçons de l’Antiquité. Si elle en a oublié la lettre, elle en entretient les concepts en y mêlant l’exigence de perfection chrétienne. Dès le milieu du Moyen Âge, des traités comme le Llibre de la orden de Cavalleria du Majorquin Ramon Lulle (1275) la construisent comme un idéal éthique supérieur. Le chevalier n’est pas une brute : il se surpasse dans l’exercice des vertus chrétiennes, le service des dames et des faibles, de l’Église et de la Justice. À la cour, il est aimable et lettré ; à la guerre, il est magnanime et brave.
L’âge humaniste réactualise cet idéal que Dante (1265-1321) résume en une formule : « Valore e cortesia ». Les nombreux romans biographiques ou allégoriques qui sont écrits ou remaniés aux xve et xvie siècles mettent cette éthique en récit : le héros s’y hisse souvent jusqu’au trône par ses perfections. Petit et malingre, mais courageux et sage, magnanime et courtois, le Tirant le Blanc du Valencien Joannot Mantorell (1490) est ainsi choisi pour devenir empereur d’Orient ; le Theuerdank de Maximilien Ier (1519) devient roi au terme d’un combat intérieur et extérieur contre la témérité, le hasard et l’envie. La littérature didactique n’est pas en reste : le Cortegiano, manuel de civilité phare du Mantouan Baldassare Castiglione (1528), disqualifie le soudard au profit d’un chevalier vertueux et poli, qui peut, seul, être proprement qualifié d’homme. En Espagne, Alonso de Cartagena (1384-1456) puis Diego de Valera (1412-1488) questionnent aussi la chevalerie : ils en font un officium cicéronien au service de l’État, dont les détenteurs doivent se rendre dignes par leurs mérites.
La nostalgie de l’Antique
Comme l’humanisme classique, la culture chevaleresque voit la source de ces vertus dans un âge d’or passé et fantasmé. Elle admire bien entendu le temps d’Arthur et de Charlemagne, mais révère aussi l’Antiquité, qu’elle considère comme son berceau. Jacques de Longuyon fait de César, d’Alexandre le Grand et d’Hector de Troie trois des Neuf Preux – les meilleurs chevaliers du monde – dans ses Vœux du paon (v. 1313) et le héraut Sicile dépeint les jeux Olympiques comme les premiers tournois de chevalerie (v. 1435). À la cour flamande de Philippe le Bon et Charles Le Téméraire, la vie d’Alexandre de Quinte-Curce est adaptée par le Portugais Vasco de Lucena sous forme de roman chevaleresque (v. 1468) et sert de modèle politique et éthique. Loin d’être un rival, l’humanisme classique est une source d’enrichissement : en 1470, Lucena utilise la traduction du Pogge pour adapter la Cyropédie de Xénophon au goût chevaleresque de la cour du Téméraire.
Cette vénération romantique voire nostalgique du passé s’exprime plus généralement dans la vie de cour. À côté des tournois aux teintes carolingiennes ou arthuriennes organisés pour Pierre de Beaufremont (Dijon, 1443) ou Philippe II (Binche, 1549), des joutes antiquisantes sont offertes à Julien de Médicis (Florence, 1475) ou Ferdinand d’Autriche (Prague, 1558). Le temps de la fête et comme dans les bals humanistes, on ressuscite une Antiquité plus ou moins lointaine, toujours perçue comme plus parfaite.
Se ressourcer par les lettres
Pour restaurer les vertus antiques, l’humanisme classique met en avant la lecture des œuvres classiques : les « lettres humaines » (par opposition aux lettres divines) qui lui donnent son nom. La littérature chevaleresque se donne exactement le même but : romans et traités sont une école de vertu. Un règlement castillan du xve siècle demande ainsi aux hérauts d’armes de lire aux nobles les exploits des chevaliers du passé pour les inciter à les imiter. Dans les romans et notamment dans les versions imprimées du xvie siècle, l’acte d’écriture ou d’édition est toujours justifié par ce devoir : le récit chevaleresque conserve la mémoire des perfections du héros pour les ressusciter chez le lecteur. C’est le sens que Symphorien Champier donne à sa biographie du chevalier Bayard (1525) : offrir un « mirouer et exemple » où chacun puisse « cueillir fruit ou floriture dedans ce jardin du noble Bayard ».
Mais au-delà de la méditation poétique du passé, il existe aussi une curiosité plus technique pour les œuvres anciennes dans le monde chevaleresque. Au xve siècle, le De re militari de Végèce (ve s.) suscite une grande attention car on le comprend comme un traité de la chevalerie antique, à même de faire revivre l’excellence militaire des Romains et donc nécessaire à la formation des capitaines. La chevalerie de la Renaissance voit ainsi dans les lettres un terreau grâce auquel elle peut revenir à ses vertus et à son excellence passées.
Retrouver les classiques
Pendant les xve et xvie siècles, cet accent mis sur les bonnes lettres chevaleresques nourrit un formidable mouvement de recherche, de réactualisation et de publication des textes. Comme les philologues de l’humanisme classique le font avec les textes antiques, des amateurs vont chercher à retrouver et sauvegarder les romans du passé : en Autriche, Maximilien Ier fait ainsi copier en 1504 l’Ivain, l’Érec, le Maurice de Craon ou la Chanson des Nibelungen des xiie et xiiie siècles pour sa bibliothèque d’Ambras (Tyrol). À côté de ces copies quasiment philologiques, il y a surtout une foule d’adaptations et de traductions des textes anciens : aux Pays-Bas, Jean de Wavrin (v. 1400-v. 1475) collectionne les mises en prose nouvelles des chansons de Gilles de Chin et du Châtelain de Coucy (xiiie s.) ou de celle de Jean d’Avesne (xive s.). Les nouveaux romans italiens à succès du xvie siècle que sont les Orlando et les Rinaldo sont, de même, des réinventions de la Chanson de Roland et de celle de Renaud de Montauban.
Avec l’avènement de l’imprimerie, ce mouvement s’étend. Vingt ans après avoir fait recopier le récit chevaleresque de la vie de Saint Louis par Jean de Joinville pour son fils François, futur duc de Guise, Antoinette de Bourbon prête son exemplaire à Louis Lasseré, qui en prépare l’impression pour 1541. La littérature chevaleresque s’impose comme l’un des secteurs les plus dynamiques et vendeurs de l’édition de la Renaissance européenne. Par ce biais, les chevaliers du Moyen Âge deviennent un type idéal d’humanité et, même ridiculisés par Cervantès, leurs vertus et leur courtoisie continueront de constituer un passé commun, à même de fasciner l’Europe.