Élaborée par Johannes Gutenberg au début des années 1450 à Mayence, la « technique d’écriture artificielle » (ars artificialiter scribendi) s’est rapidement répandue à travers l’Europe grâce aux voyages des prototypographes venus d’Allemagne. Les presses à imprimer apparaissent en 1466 en Italie, en 1470 en France, en 1472 en Espagne, vers 1477 en Angleterre, etc. Cette invention est saluée par les humanistes comme un des éléments d’une révolution qui, selon la rhétorique établie, doit amener la fin des ténèbres « gothiques » et l’avènement d’un jour nouveau. Sans nier sa portée révolutionnaire, force est de constater que l’imprimé a tout autant servi à répandre des idées nouvelles qu’à diffuser et perpétuer des goûts, des modes ou des textes « gothiques », c’est-à-dire médiévaux.
Ce rôle conservateur apparaît dans la plupart des domaines : des textes édifiants aux récits historiques, des ouvrages scientifiques aux recueils lyriques. Parce que nous associons traditionnellement le xvie siècle et les lettres classiques, l’un des champs les plus révélateurs est celui des traductions. Durant les premières décennies du xvie siècle, en France, on continue à imprimer les Anciens dans des traductions datant de deux siècles : le Tite Live traduit par Pierre Bersuire (xive s.) est imprimé trois fois entre 1486 et 1530, le Valère Maxime mis en français par Simon de Hesdin et Nicolas de Gonesse (v. 1375) l’est cinq fois jusqu’en 1524.
La continuité est aussi visible pour un genre emblématique de l’époque médiévale, le roman de chevalerie. Remis sans cesse au goût du jour pendant le Moyen Âge, ces textes jouissent d’un succès ininterrompu, qui se poursuit à l’âge de l’imprimé. De 1475 aux années 1535, les imprimeurs de langue française mettent sous presse pas moins de 45 récits chevaleresques différents.
Le mouvement s’assèche cependant peu à peu, et après 1535, plus aucun roman médiéval inédit (ou presque) n’est imprimé : les libraires cessent de chercher à déterrer d’anciens manuscrits. Les années 1530 semble ainsi constituer une rupture dans l’histoire de la transmission des textes médiévaux. Le Roman de la Rose en est un cas révélateur : classique adulé et constamment réimprimé entre 1481 et 1537-1538, il disparaît ensuite des étals des libraires jusqu’en 1723. Pour autant, si l’offre ne s’enrichit plus de romans médiévaux inédits, ceux qui avaient déjà été édités continuent à être diffusés – en particulier les romans « carolingiens » et ceux d’aventures. Entre 1528 et 1533, une relève s’opère toutefois. Les presses cessent de transmettre certains textes, comme les récits arthuriens (Lancelot, Tristan, Queste del Saint Graal, etc.), autrefois associés à l’éducation des nobles de robe et d’épée. Les libraires suivent ce lectorat qui se tourne vers les nouvelles productions venues d’Espagne ou d’Italie : l’Amadis de Gaule (premier livre traduit de l’espagnol en français en 1540) ou le Roland furieux (1544).
Dans la seconde moitié du siècle, la plupart des romans médiévaux encore imprimés est constituée de « proses épiques » (chansons de gestes déjà mises en prose) et de romans d’aventures, relatant les péripéties d’un couple d’amoureux. Ces livres sont destinés à un large public, allant des élites aux strates les moins élevés du lectorat. Avec la crise économique et sociale des guerres de Religion, le catalogue se réduit : de la quarantaine de romans chevaleresques médiévaux (ré)imprimés dans les années 1530-1564, seulement 30 sont repris par les éditeurs du dernier tiers du siècle. À cette époque, ce que l’on appelle depuis un certain temps les « vieux romans » devient l’apanage d’une poignée d’éditeurs, notamment les Bonfons à Paris, ou Benoît Rigaud à Lyon. Sans se limiter à ce genre, ils donnent régulièrement des réimpressions de romans chevaleresques et d’autres textes médiévaux à succès : La Destruction de Hierusalem, Le Doctrinal de Sapience ou des vies des saints. Les Bonfons conservent longtemps les caractères gothiques et les vieux bois gravés pour cette partie traditionnelle de leur production, mais, à la fin du xvie siècle, ils modernisent la mise en page et la typographie. En présentant des éditions bon marché, destinés à un public large et divers, ces éditeurs assurent la transmission de tout un pan de la littérature médiévale en perte de prestige auprès des élites culturelles.
Le début du xviie siècle marque une autre rupture. S’ils continuent de publier des textes lyriques ou historiques médiévaux, comme les Mémoires de Philippe de Commynes et les poésies d’Alain Chartier, les éditeurs parisiens abandonnent les « vieux romans ». Ces derniers connaissent alors une critique acerbe en Europe, avec, par exemple, la parution du Don Quichotte de Cervantes, en Espagne en 1605 et son rapide succès en France.
Après l’époque des Bonfons, des éditeurs de province prennent le relais de ceux de Paris. Ce sont plus particulièrement des libraires champenois de Troyes qui constituent désormais le maillon central de la chaîne de réception de la littérature médiévale. Entre 1602 et 1635 environ, Nicolas I Oudot fait paraître quelque 136 ouvrages. La moitié est composée de vieux succès de librairie, présentés sous forme d’impressions à bon marché, en vue d’une large diffusion. Les œuvres médiévales y sont bien représentées : on trouve non seulement 22 récits chevaleresques médiévaux (49 éditions), mais aussi L’Enfant sage à trois ans, des vies de saints et des farces. Les chroniques médiévales sont les grandes absentes de ce corpus : la légende carolingienne semble tenir presque à elle seule la place de l’historiographie. Dans ces mêmes années, nombre des titres du répertoire troyen sortent aussi des presses de Pierre Rigaud à Lyon ou de la famille Costé à Rouen, mais sans que ces derniers atteignent le même succès que les Troyens. Nicolas Oudot, ses confrères et ses successeurs réussissent à apporter une cohérence et une visibilité commerciales certaines à leur production grand-public, pourtant hétéroclite, si bien qu’à la fin du xviie siècle, on parle communément de la Bibliothèque bleue, en référence au papier bleu qui couvre leurs publications.
Les sélections opérées par les éditeurs provinciaux du début du Grand Siècle ont un rôle déterminant dans la postérité éditoriale des « vieux romans ». Ces acteurs se contentent de reprendre les titres imprimés par leurs prédécesseurs directs, sans chercher à tirer de l’oubli des romans délaissés. Ce phénomène se répète tout au long du xviie siècle et le catalogue des titres disponibles s’appauvrit donc peu à peu. Les deux récits arthuriens mis sous presse par Nicolas I Oudot (Le Chevalier doré, Artus de Bretagne) ne connaissent qu’une seule édition troyenne ; d’autres textes se maintiennent un peu plus longtemps. Vers 1700, à peine une dizaine des 22 titres proposés par Nicolas I Oudot figure toujours au catalogue troyen. À Rouen et à Lyon, le choix est encore plus réduit. Finalement, seuls onze romans chevaleresques franchissent le cap du xviiie siècle : cinq récits épiques (Fierabras, Galien le restauré, Huon de Bordeaux, Les Quatre fils Aymon, Valentin et Orson) et six romans d’aventures (Robert le Diable, Richard sans Peur, La Belle Hélène de Constantinople, Jean de Paris, Pierre de Provence et Mélusine). À l’exception de Mélusine, ces récits sont tous réimprimés par les éditeurs de la Bibliothèque bleue du xixe siècle, dont le dernier ferme boutique vers 1860. Mais alors que cette chaîne de transmission longue de plusieurs siècles touche à sa fin, la littérature médiévale passe aux éditeurs scientifiques et aux universitaires qui lui donnent une nouvelle vie – comme sujet d’étude et plus de simple lecture.
L’histoire de l’impression des textes médiévaux encourage ainsi à ne pas se concentrer exclusivement sur les « nouveautés », conçues comme porteuses du génie propre à une époque. Elle incite ainsi à ne pas oublier les persistances et les crépuscules, à repenser les périodisations, notamment entre Moyen Âge et Renaissance.