La Typographia Medicea des langues orientales

 

La Typographia Medicea est une presse spécialisée dans les langues orientales, fondée en 1584 à Rome par le cardinal et futur grand-duc de Toscane Ferdinand de Médicis, sous les auspices du pape Grégoire XIII. Ses publications s’étalent sur deux décennies, entre 1590 et 1610. Elle est dirigée par l’orientaliste Giovanni Battista Raimondi et ses caractères orientaux (hébreu, arabe, syriaque, arménien, turc, persan, copte, éthiopien) sont gravés par le parisien Robert Granjon. La Typographia Medicea se destine à l’impression de livres pour le marché oriental et au rayonnement de la foi catholique, mais édite aussi des textes scientifiques et des grammaires des langues orientales. À côté de ses publications, le travail de la Typographia Medicea a permis de réunir des centaines de manuscrits orientaux leur servant de modèle, et de réaliser un matériel typographique témoignant d’une maîtrise technique exceptionnelle et digne des chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie de la Renaissance.

Seconde page de titre du missel maronite (Missale Chaldaicum, Rome, 1592).  L’emblème de la Tipographia Medicea est une allusion au but missionnaire que Grégoire XIII donne à l’entreprise : il montre le bras de Dieu semant les graines de la foi et présageant une moisson pleine d’allégresse (psaume 126 : « In exultatione metent »).
Seconde page de titre du missel maronite (Missale Chaldaicum, Rome, 1592).
L’emblème de la Tipographia Medicea est une allusion au but missionnaire que Grégoire XIII donne à l’entreprise : il montre le bras de Dieu semant les graines de la foi et présageant une moisson pleine d’allégresse (psaume 126 : « In exultatione metent »).
Sommaire

Acteurs et contexte historique

La Typographia Medicea est fondée à Rome le 1er mars 1584 par le cardinal Ferdinand de Médicis (1549-1609), sous la direction scientifique de l’orientaliste Giovanni Battista Raimondi (v. 1536-1614) et avec la protection du pape Grégoire XIII (1501-1585). Il s’agit de la première officine européenne entièrement consacrée à l’impression en langues orientales (hébreu, arabe, syriaque, arménien, turc, persan, copte, éthiopien).

Cette entreprise s’inscrit dans le vaste programme politique et culturel de Grégoire XIII, élu au lendemain de la victoire de Lépante sur l’Empire ottoman (1571). En pape de la Contre-Réforme, il souhaite contrer le prosélytisme croissant des protestants au Proche-Orient et promeut la réunion des Églises orientales avec les catholiques. Sa stratégie repose notamment sur l’imprimerie, qui doit permettre de diffuser en masse des bibles et des catéchismes en langues orientales, conformes à l’orthodoxie catholique. Son but ultime (et jamais atteint) est l’édition d’une bible polyglotte en onze langues, capable de servir de support à la réconciliation des chrétiens du Levant, d’Égypte et du Caucase avec Rome, dans un esprit de croisade contre la domination ottomane dans ces régions.

Pour le cardinal Ferdinand, le projet de la Typographia Medicea est d’abord une entreprise commerciale qui doit permettre d’ouvrir le marché oriental à ses livres imprimés. Non seulement l’acte de fondation de la Tipographia lui réserve 70 % des profits, mais sa famille – les Médicis – est à la tête d’un vaste réseau commercial couvrant l’Europe, la Méditerranée, le Proche-Orient, les Amériques et même l’Inde. En 1587, Ferdinand trouve cependant un intérêt plus politique à saper la puissance turque : il succède à son frère François Ier (1541-1587) comme grand-duc de Toscane et grand-maître de l’ordre de Saint-Étienne – un ordre qui lutte contre le pouvoir et la piraterie turques en Méditerranée (notamment sur les côtes de Toscane) et qui a joué un rôle de premier plan à Lépante.

Mais c’est surtout le choix de confier la direction scientifique à Raimondi qui projette la Typographia Medicea au-delà de l’imprimerie missionnaire, dans la sphère des travaux humanistes et des études orientalistes qui animent la République des Lettres de la deuxième moitié du xvie siècle. Professeur de mathématiques à la Sapienza de Rome, orientaliste, collectionneur de manuscrits, botaniste et lettré réputé, Raimondi est en contact avec des savants humanistes de tout le continent, comme Joseph Juste Scaliger (1540-1609) à Leyde, ou Gian Vincenzo Pinelli (1535-1601) à Padoue. À côté des textes religieux, il met sous les presses de la Tipographia des ouvrages scientifiques : les œuvres d’Euclide et d’Avicenne, la Géographie d’Al-Idrisi et les Coniques d’Apollonius (projet inachevé) ou les grammaires de plusieurs langues orientales.

L’imprimerie : activité et organisation

L’activité de la Typographia Medicea s’articule en trois étapes fondamentales : la réunion de manuscrits des textes orientaux à imprimer, l’élaboration de modèles calligraphiques pour la gravure des caractères orientaux, et enfin la réflexion critique sur les textes et leur mise en pages pour préparer l’impression.

L’entreprise connaît une impulsion déterminante avec l’arrivée à Rome, en 1578, du patriarche syro-orthodoxe Ignatius Niʿmatallah (m. 1587), à la suite de conflits avec les autorités ottomanes. Dans ses bagages, il a quelque 110 manuscrits arabes, syriaques, persans et turcs. Le patriarche devient un des fondateurs et des promoteurs de la Typographia Medicea et Ferdinand négocie l’achat progressif de sa collection. Ces manuscrits passent ainsi dans les collections grand-ducales et forment le noyau originel de la collection orientale de la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence. Les puissants réseaux commerciaux des Médicis contribuent aussi à la moisson. Giovanni Battista Britti (mort v. 1586) et les frères Giovanni Battista (1552-1619) et Girolamo Vecchietti (1557-1640) profitent ainsi de leurs voyages en Orient pour le compte de Ferdinand et du Saint-Siège pour acheter des manuscrits pour la Typographia, partout où ils passent : en Égypte, en Éthiopie, en Inde, au Levant ou en Perse. Ils les envoient à Raimondi, à Rome, ou parfois directement à Florence, pour la collection grand-ducale.

La préparation des textes est surtout le fait de Raimondi. Les bibliothèques de Florence conservent plusieurs de ses cahiers préparatoires, qui montrent le travail d’étude critique (compilation de lexiques, traductions interlinéaires, transcriptions) mais aussi celui de mise en pages. Ils portent enfin la trace des corrections des censeurs pontificaux, chargés de veiller sur la conformité des publications avec la doctrine de l’Église. Une partie de ces copies préparatoires vient également des élèves du collège Maronite, fondé en 1584 par Grégoire XIII dans le cadre de sa politique orientale. Si sa mission est d’abord de former des jeunes du Levant pour en faire un nouveau clergé à même de diffuser le dogme romain dans ces régions, le collège fournit par ailleurs à la Tipographia des collaborateurs rompus à l’arabe et au syriaque.

Raimondi dessine aussi les modèles pour les caractères orientaux qui sont taillés, entre 1583 et 1590 par le parisien Robert Granjon (1513-1590), un des meilleurs graveurs de poinçons typographiques de l’histoire. À la mort de Granjon, d’autres graveurs français et italiens sont employés. Les caractères de Granjon et de ses successeurs sont élégants et se rapprochent autant que possible de l’enchaînement souple des lettres de la calligraphie arabe. Les éditions de la Typographia Medicea deviennent ainsi rapidement célèbres en Europe et ses types sont l’objet de nombreuses imitations.

Entre 1590 et 1610 la Typographia Medicea publie une douzaine de textes orientaux, en syriaque et en arabe. Les tirages sont importants : pour chaque ouvrage, entre 1 500 et 3 500 exemplaires sont produits, afin de ne jamais devoir réaliser de réimpressions. Parmi les éditions les plus célèbres, on trouve les Évangiles en arabe (avec et sans traduction latine interlinéaire, 1590-1591), le Canon et le Kitab al-Najat d’Avicenne (1593), les Éléments d’Euclide dans la rédaction de al-Tusi (1594), le Liber Tasriphi (un traité sur la conjugaison des verbes arabes avec traduction latine et commentaire, 1610).

En dépit de l’investissement financier important, des extraordinaires compétences linguistiques et philologiques de Raimondi et de l’efficacité des agents chargés de réunir les manuscrits-sources, la Typographia ne sera jamais rentable. En Orient le livre imprimé reste mal-aimé et ne parvient pas à détrôner le manuscrit, pour des raisons culturelles et esthétiques (notamment liées aux canons de la calligraphie arabe). Les ventes sont trop maigres pour compenser le coût de la gravure des caractères et du travail d’impression ; les invendus s’accumulent. En 1595 Raimondi rachète la Typographia à Ferdinand et poursuit son activité avec le soutien économique de la Curie à travers le cardinal Gabriele Paleotto (1522-1597). Il se sert parfois des locaux et du matériel de l’imprimeur libanais Giacomo Luna, et ses éditions portent alors la marque « ex Typographia Linguarum externarum : apud Jacobum Lunam ». Raimondi ne parviendra jamais à rembourser la dette contractée pour l’achat de la Typographia Medicea et, à sa mort, en 1614, le fils de Ferdinand, Côme II hérite de tout le matériel de l’entreprise, des stocks, ainsi que des manuscrits orientaux acquis pour la préparation des textes.

Ces manuscrits orientaux, les imprimés invendus, les documents administratifs et scientifiques, ainsi qu’une partie du matériel typographique sont aujourd’hui conservés dans les bibliothèques florentines. En outre, une partie des poinçons et des matrices se trouve en France, à l’Imprimerie nationale, suite aux réquisitions d’époque napoléonienne.

Citer cet article

Margherita Farina , « La Typographia Medicea des langues orientales   », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 03/02/22 , consulté le 12/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21739

Bibliographie

Casari, Mario, « Raimondi, Giovanni Battista », dans Dizionario biografico degli italiani, vol. 86, 2016.
[en ligne] : https://www.treccani.it/enciclopedia/giovanni-battista-raimondi_(Dizionario-Biografico)/

Fani, Sara, Farina, Margherita (dir.), Le vie delle lettere. La Tipografia Medicea tra Roma e l’Oriente, Firenze, 2012.

Jones, Robert, Learning Arabic in Renaissance Europe (1505-1624), Leiden, Brill, 2020.

Vervliet, Hendril D.L., Cyrillic & Oriental Typography in Rome at the End of the Sixteenth Century. An Inquiry into the Later Work of Robert Granjon (1587-90), Berkeley, CA, 1981.

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