Au cours du xviiie siècle, l’histoire naturelle fait l’objet d’une véritable mode culturelle, qui a pour corollaire un essor considérable des collections à travers l’Europe. Les collections du naturaliste strasbourgeois Jean Hermann (1738-1800) sont représentatives de cet engouement. En 1762, il forme un riche cabinet d’histoire naturelle qui attire plus de 5 000 visiteurs. Une fois devenu professeur de botanique à partir de 1783, il a également la charge du jardin de l’université de Strasbourg. Les deux collections sont indissociables de son activité scientifique car elles lui servent d’équipement pour l’étude et l’enseignement de l’histoire naturelle. Le savant participe pleinement à la quête généralisée des spécimens naturels. Les courses sur le terrain lui fournissent de nombreux échantillons indigènes et il fait dans le même temps appel à des intermédiaires pour accéder au marché émergent des naturalia qui se développe à Londres, Amsterdam et Paris. Mais l’approvisionnement des collections s’appuie avant tout sur son réseau épistolaire, à travers lequel s’affirme la généralisation de la pratique des échanges de spécimens naturels. En élargissant la collecte des objets à toute l’Europe, la correspondance de Jean Hermann constitue un observatoire privilégié du fonctionnement des réseaux d’échanges à l’œuvre au sein de la république naturaliste au xviiie siècle. Elle met en évidence les liens entre la sociabilité savante et les ressources matérielles des collectionneurs, ainsi que les modalités de circulation des spécimens naturels.
Des réseaux d’échanges d’envergure européenne
Plus de la moitié des lettres échangées avec Hermann font mention d’un objet reçu, envoyé ou transmis. Le fort degré de spécialisation de son réseau épistolaire y est pour beaucoup. Sur les 215 correspondants identifiés, la majorité sont des professeurs et des savants qui ont en commun de posséder ou d’administrer une collection d’histoire naturelle. Ce réseau spécialisé garantit une forte intensité des flux de spécimens naturels. En dépit d’un fort tropisme franco-germanique, son réseau épistolaire présente aussi l’avantage de s’articuler aux principaux centres de l’Europe naturaliste. Plusieurs grandes figures de la république naturaliste comptent parmi ses correspondants : Carl von Linné (1707-1778) à Uppsala, James Edward Smith (1759-1828) à Londres, Peter Simon Pallas (1741-1811) à Saint-Pétersbourg, Ignaz von Born (1742-1791) à Vienne et André Thouin (1747-1824) à Paris. Hermann souligne de manière récurrente qu’il ne demande pas mieux « que de troquer » avec ses pairs. En plus d’être gratuits, les échanges permettent en effet de partager les spécimens possédés en double.
Sa correspondance permet d’observer la plasticité des formes de sociabilité associées aux échanges. Le don spontané de cadeaux – spécimens, graines, livres – est une pratique caractéristique de la sociabilité savante, les présents étant habituellement envoyés pour amorcer ou entretenir des échanges épistolaires. Mais ils recouvrent aussi une conception intéressée du don quand sa réciprocité est attendue en retour. Le système du don/contre-don est valorisé de manière exemplaire dans la première lettre qu’adresse le naturaliste montpelliérain Pierre-Joseph Amoreux (1741-1824) à Hermann en 1776, dans laquelle il l’invite à lui céder une partie de ses doubles en échange de plantes, d’insectes et de minéraux issus de ses collections. De son côté, Hermann n’hésite pas à exprimer sa déception lorsqu’une amitié ne lui rapporte pas le profit espéré, à l’image du don de 300 dissertations académiques fait à Adolph Murray (1751-1803), qui n’a pas été récompensé par l’envoi d’ouvrages d’histoire naturelle en provenance de Suède.
Une autre partie des échanges relève du fait institutionnel. En tant que professeur de botanique de l’université de Strasbourg, Hermann noue des liens avec de nombreux collègues français, allemands, hollandais et italiens qui ont, comme lui, la charge d’un jardin universitaire. Les envois réciproques de plantes et de graines font partie de la politique de collaboration entre les institutions savantes, soucieuses de compenser les pertes et de compléter les séries botaniques manquantes.
Les logiques scientifiques et géographiques des échanges matériels
Les échanges de spécimens naturels sont marqués par des logiques scientifiques et spatiales spécifiques à la correspondance naturaliste. Les objets reçus de part et d’autre représentent un réel enjeu dans l’établissement de la confiance et de la réputation savante des correspondants. Les compétences de chacun sont appréciées à l’aune de la valeur scientifique des échantillons offerts. Le bon spécimen doit répondre à différents critères communément adoptés par les institutions savantes : la rareté, l’état de conservation et une identification rigoureuse. Chaque échantillon envoyé doit au minimum être accompagné d’une étiquette déclinant son nom et son origine géographique, au risque de devenir inutile, ou pire, d’introduire des erreurs taxinomiques dans les séries.
L’économie d’échange valorise dans le même temps la position géographique des correspondants. Lorsque Hermann ne réclame « que du très méridional » à ses collègues des régions méditerranéennes, il vise surtout à combler les « blancs géographiques » au sein de ses propres collections. Les réseaux d’échanges permettent d’étendre l’espace de collecte à toute l’Europe et au-delà, dans la mesure où chacun est susceptible de fournir des échantillons tirés de son territoire local. Ils attestent que, par la comparaison des spécimens d’une région à la lumière d’une autre, l’inventaire du monde naturel trouve ses racines au niveau local.
Faire circuler les spécimens naturels en Europe
Les échanges sont toutefois très dépendants de la gestion matérielle des envois, qui est plus ou moins contraignante selon la nature et le volume des objets. Alors que les graines et les plantes sèches peuvent facilement être incluses dans les lettres, la circulation des objets plus fragiles est soumise à de nombreux aléas. Aux vols et pertes de caisses s’ajoutent les fouilles désastreuses des douaniers et les risques de dépérissement des animaux naturalisés qui arrivent souvent cassés ou rongés par les insectes. Dans un traité publié en 1788, Hermann synthétise les procédures suivies par les naturalistes pour préserver, étiqueter et emballer les échantillons. En aval de leur transformation en objets mobiles, une logistique est mise en œuvre pour garantir leur transfert.
La méfiance à l’égard des services postaux explique qu’un grand nombre d’envois est confié à des intermédiaires. La plupart sont utilisés de manière occasionnelle pour sécuriser le transport des objets à l’occasion de leurs propres déplacements à travers l’Europe. Les voyageurs et les étudiants venus visiter le cabinet Hermann sont les plus sollicités, avant les marchands et les militaires de passage à Strasbourg. Aux côtés de ces intermédiaires occasionnels, les correspondants sont mobilisés plus systématiquement pour baliser des parcours préétablis et servir de pôles de redistribution à une échelle régionale. Hermann fait par exemple transiter les spécimens envoyés depuis les Indes par Londres, où il peut compter sur James E. Smith. À Strasbourg, il fait lui-même figure d’intermédiaire privilégié entre la France et l’espace germanique. Ses correspondants font appel à son expertise et l’invitent volontiers à vérifier l’état des échantillons en transit, à les remettre en ordre et à les étudier.
Loin de se limiter à de simples envois, la circulation des spécimens naturels participe à leur transformation en objets de savoir. Les réseaux d’échanges apparaissent ainsi comme des ressources essentielles de l’économie du savoir naturaliste au xviiie siècle.